CUESTION m LA PLATA M. GHEVUt'ER 01 ■ SAMT- B0BF.Í5T -«aran»-*»»— PARIS GKRtit&S. ÉDÍTKIULA QUESTION DE LA PLATA.PARIS. —IMPRIMKRIE GERDÉS, 10, RUE SAINT-GERMAIN-DES-PRÉS. LE GÉNÉRAL ROSAS ET LA QUESTION DE LA PLATA PAR I M. OHEVALIERDE SAINT-ROBERL V PARIS GERDÉS, ÉDITEUR, 10, RLE SAINT-CERHAIN-DES-PRES, 1848.De toutes les questions américaines qui ont fixé, dans ees derniéres années, l'attention de l'Europe, il n'en est aucune qui ait aussi longtemps oceupé les esprits et qui soit cependant restée plus confuse que la question de la Plata. Les débats contradictoires de la presse et de la tribune, impuissants á l'expliquer, n'ont fait, au contraire, que fortifier l'incertitude en soulevant incessamment des doutes nouveaux. Presque tou- jours travestie sous un habile arrangement de faits erronés, ou bien réduite á une simple querelle d'ambitions ou d'inté- réts de localité, qui ne conservait, aux yeux de l'Europe, qu'une valeur contestable, la question n'a jamáis été posée dans les termes et avec les proportions que lui assigne une in- vestigation sérieuse. Nous la dégagerons done de tous les faits subalternes qui ont dissimulé jusqu'ici des faits beaucoup plus graves, pour essayer de lui rendre toute son importance et de la présenter sous son véritable jour. Mais, avant de résumer cette question, nous devons jeter un coup d'oeil rétrospeclif sur l'histoire du pays et diré quels principes sont depuis long-— VI — temps en lutte sur les rives de la Plata. Un exposé rapide des premiéres phases traversées par les provinces argentines suf- fira pour faire exactement apprécier les événements de l'é- poque actuelle (1). (1) Les dominents sur la révolution de l'indépendance sont trés-incomplets. Nous avons dú souvent recourir, pour la partie historique de ce travail, á des recherches fort remarquables, publiées dans ce pays par MM. André Lamas, Domingo Sarmiento et Wright, écrivains américains d'un haut mérite. LE GÉNÉRAL ROSAS ET LA OUESTION DE LA PLATA. I. CARACTÉRE DE LA RÉVOLUTION DE 1810. -MOUVEMENT DES IDEES DANS LES PROVINCES DE LA PLATA APRÉS I.'lNDÉPENDANCE. - LES UN1TAIRES ET LES FÉDÉRAUX. - RIVADAVIA ET DORREGO. La révolution américaine s'est accomplie partout sous la méme im- pulsión ; dans le nord comme dans le sud, elle a eu pour origine le mouvement des idées européennes. Mais ce mouvement ne pouvait produire dans les deux Amériques des résultats semblables. Les idées nouvelles qui venaient tout á coup remuer le Nouveau-Monde y rencontraient, en effet, deux sociétés distinctes, constituées sur des bases absolument opposées, et par cela méme diversement préparées au coup qui allait les atteindre. De la cette grande différence que l'on remarque entre la révolution de l'Amérique anglaise et celle de l'A- mérique espagnole. Les colonies anglaises, núes de l'émigration, issues par conséquent du jury, de l'esprit communal et de toutcs les institutions du protes-— 8 — tantisme britannique, avaient une orpanis.ition commerciale et in- dustrielle. La société, essentiellement démocratique et marchande, y vivait d'elle-méme, c'est-á-dire, de I'exercice de ses droits, de son in- telligence et de l'emploi des richesses qu'elle avait acquises; elle n'a- vait rien á redouter d'une séparation. Unie á la métropolc par des liens purement ofíiciels, le jour oü ees liens se brisérent, elle resta debont et organisée comme auparavant. La révolution, quoiqne faite par les masses, se rédnisit á un changement de formules qui n'altei- gnait que les hautes régions du gouvernement. Le lendemain, la colo- nie anglaise était remplacée par une jeune nation américaine pleine de forcé, d'intelligence et de vitalité. Le contraire a eu lieu pour les colonies espagnoles. De tout temps la cour d'Espagne avait travaillé á séparer ses sujets d'Amérique des autres peuples, á leur inspirer la haine, le mépris de l'étranger, á lesisoler, pour ainsi diré, du reste du monde. Ses lois transatlantiques n'étaient qu'une application plus rigoureuse encoré du systéme d'épuration suivi sur le continent contre les Arabes, les Juifs et tout ce qui n'était pas uniquement Espagnol. La résidait le secret de sa politique coloniale. Aussi la population, courbée, dés le premier jour, sous cette domination qui la condamnait á l'immobilité la plus absolue, était-elle restée passive et sans liberté de pensée ni d'action. Soumise á la double autorité royale et religieuse, de qui tout émanait, ses habitudes et son éducation s'étaient aisément pliées sous ce dualisme inflexible et modelées á ses exigences. Une révolution pouvait done difficilement naitre d'un peuple ainsi faconné, vivant sans travail industriel, sans besoins, sans désirs. Mais, si ce peuple restait étranger au mouvement qui ébranlait alors l'Europe, il y avait au-dessus de luí quelques bommes plus éclairés, exaltés par les idées nouvelles, et qui révaient depuis longtemps un affranchissement au profit de leurs projets d'ambition. Ce furent ees hommes qui flrent la révolution. Aprés avoir obtenu de la métropole les moyens de domi- ner le pays, ils commencérent á y ruiner sourdement l'autorité royale, qu'ils paraissaient défendre, et préparérent ainsi peu á peu le grand acte qui allait bientót enlever un monde á l'Espagne. Quand cet acte s'accomplit, tout s'écrouladans l'Amérique espagnole. L'édiíice social, qui ne reposait que sur le troné et l'autel, s'affaissa de lui-méme dés que le pouvoir monarchique et l'iníluence sacerdotale disparurent. Les idées d'indépendance et de liberté, auxquelles la masse était res- tée jusqu'alors impénétrable, íirent violemment irruption. Le pays se trouva bouleversé de fond en comble, aux prises avec une anarchie dont aucune organisation territoriale ne faisait le contre-poids, et que rien ne pouvait arréter. Cependant, si l'acte d'indépendance fut, dés le premier jour, un fait — 9 — accompli dans les provinces de la Plata qui faisaient partie de la vice- royauté de Buenos-Ayres, la révolution ne s'y achevaque lentement. La longue coutnme coloniale n'avait pas laissé de pousser de pro- fondes racines et de former une sorte de digne contre l'invasion des doctrines européennes.Des tendances hostiles á ees doctrines se mani- festérent aussitót. Les unes émanaient du parti absolutiste et rétro- grade, dépositaire des traditions séculaires de la colonie; les autres d'hommes qui, tout en se séparant de l'Espagne, refusaierit d'en abdi- quer entiérement les souvenirs, et n'acceptaient qu'une partie du pro- gramme tracé par la révolution. Dés lors la guerre civile était inévi- table. La transformation d'un peuple ne s'opére pas d'ailleurs sans convulsions et sans luttes : les luttes commencérent de part et d'autre avec une ardeur égale. Cette résistance que rencontrait la révolution la íit aussitót mili- taire et conquérante. Dés le principe, les hommes du mouvement s'é- taient armés des théories nouvelles pour battre les traditions antiques, et ees théories étaient devenues dans leurs mains une véritable ma- chine de guerre qu'ils jetaient incessamment au fond de la société pour la soulever. Bientót la forcé qui avait été, depuis la conquéte, l'unique moyen de gouvernement, fut l'unique moyen de propa- gande et de conviction. Elle intervint partout, et resta la puissance dé- cisive entre les hommes comme entre les doctrines. Ce premier état de lutte et d'anarchie dura dix ans. Pendant cet in- tervalle, c'est-á-dire de 1810 á 1820, il n'y eut, á proprement parler, aucun gouvernement sérieusement établi. Si la pensée de l'indépen- dance était l'áme de toutes les manifeslations, le sentiment de la guerre dominait trop encoré le pays pour qu'on püts'entendre sur aucun plan. Le pouvoir central était sans forcé et en hostilité permanente avec les prétentions locales qui s'élevaient de toutes parts. Les essais d'organi- sation tentés dans les provinces n'étaient que le résultat passager de quelques ambitions personnelles. Dans ees luttes quotidiennes entre les chefs de parti, le triomphateur du jour effacait ordinairement l'oeuvre de la veille et commencait á combattre le lendemain pour son propre compte et ses propres idées. Au milieu de cette oligarchie, chacun se jetait, au nom de la liberté conquise, dans les spéculations les plus im- possibles. II n'y avait pas d'erreur, pas d'utopie gouvernementale qui ne trouvát á l'instant une voix pour la proclamer et des bras pour la défendre. II est aisé de concevoir par la le vertige que devaient produire la philosophie du xviue siécle et les doctrines de la France républicaine, introduites sans préparation dans une colonie espagnole, colonie issue d'un peuple chez lequel l'inquisition existait encoré au debut de ce siécle. Aussi cette iutroduction avait-elle excité un enthousiasme— 10 — universel. Voltaire et Rousseau volaient de main en main, les esprits s'exaltaient á la lecturedu Dictionnaire philosophique et du Contrat so- cial ; Mably et Raynal étaient devenus les oracles de la presse, Robes- pierre et la Convention ses modeles. Au milieu du delire quis'était em- paré de la société argentine, tous ceux qui avaient salué avec ardeur l'ére nouvelle qui se préparait pour Je pays voulaient travailler person- neilement á consommer l'ceuvre de l'indépendance. Ce fut en vain que le parti retrograde essaya de lutter contre cet entrainement. II n'aurait pu l'emporter que par un retour au systéme colonial, etce retour était désormais impossible. La révolution fut partout victorieuse, et son triotnphe ouvrit une large voie á l'anarchie, qui atteignit en 4820 son dernier degré de violence. Dans cette confusión genérale, le pouvoir central avait dispara pour ceder la place aux organisations provin- ciales. De toutes parts les chefs s'agitaient pour dominer, et les luttes personnelles semultipliaient sansrésultat. Les gouverneurs de Buenos- Ayres ne se comptaient plus par mois ni par semaines, mais par jour et par beure. Tel était l'étatde cemalheureux pays, quand surgit enfin une administration qui devait lui donner quelquesjours de repos. A cette époque parait sur la scéne l'un des hommes les plus mar- quants qu'ait produits l'indépendance : nous voulons parler de Bernar- dino Rivadavia. Quoique l'histoire ne lui ait point encoré assigné la place qui lui est due et que sa vie se soit éteinte récemment sans bruit et dans l'obscurité, Rivadavia est, sans contredit, l'une des figures les plus remarquables et á la fois les plus intéressantes de la révolution sud-américaine. On trouve dans cette révolution des génies plus auda- cieux, des intelligences peut-étre plus completes; on y chercherait vainement un caractére plus noble, plus pur, plus désintéressé. Au milieu des brillantes illustrations presque exclusivement militairesqui ont signalé cette époque, on rencontre, comme une heureuse excep- tion, cet esprit sage et législateur, opposant la paix á la guerreóla mo- dération á la violence, l'ordre á l'anarchie. Elevé a l'école européenne, ardemment épris des constitutions mo- dernes, Rivadavia était revenu dans son pays avecl'idée d'y fonder un gouvernement modele, supérieur encoré á ceux qu'il avait vus sur le continent. Ce quelaFrance républicaine n'avait pu faire, ce que l'aris- tocralie anglaise se refusait á tenter, ce que les États-Unis du Nord cherchaient encoré laborieusement, il voulait le réaliser pour Ruenos- Ayres. Jamáis plus magnifique programme ne fut révé pour l'émancipa- tion d'un peuple. A l'intolérancereligieuse du régime colonial il sub- stituait la liberté des cuites, á l'isolement du passé des relations avec tous les peuples; avec l'aide des Européens, il fondait une presse libé- rale pour éclairer le pays, et des chaires publiques pour y répandre les lettres et les sciences; ildonnait des colonies au désert, des naviresaux — II — riviéres, une banque nationalc á l'industrie; enfin, il appolait géné- reu semen t 1«6 étrangers á venir peupler le vaste territoire de la répu- bliquc et á coopérer á cette ceuvre immense qui devait ouvrir au commerce et á la civilisation de l'Europe l'une des plus bellescontrées du Nouveau-Monde. Mais ce programme, nous le répétons, était un réve, et il ne pouvait se réaliser au point oü en étaient les choses. Lors- qu'on en commenca rexécution, le pays ne se trouvait pas apte á le recevoir; les esprits n'étaient ni assez éclairés, ni assez calmes. Néanmoins un gouvernement qui comptait á sa tete un homme comme Rivadavia devait apporter de salutaires modifications á l'état de la république. Avec ce gouvernement, sorti des entrailles mémesde l'anarchie, le calme reparut dans Ruenos-Ayres. Le pouvoir, qui nc s'appuyait que sur la forcé de ses principes, mit peu á peu un terme au désordre en jetant un voile sur le passé, en amnistiant les partís et en réorganisant Ies administrations. Ce nouvel ordre de choses, si favo- rable á Buenos-Ayres, ne tarda pas á se faire sentir au dehors, et Ies populations de l'intérieur, exploitées jusque-lá par les chefs turbulents de la campagne, retrouvérent enfin quelque repos. A ce moment, d'ail- leurs, les esprits étaient fatigués de cette violente anarchie et, dans tou- tes les classes, on éprouvait le besoin d'unesituationmeilleure. Pour y arriver, le gouvernement avait adopté un plan fort sage. Sans en ap- peler d'abord á un congrés, sans précipiter aucune organisation géné- rale, il voulait laisser chaqué province s'organiser d'abord elle-méme, afin que la constitution qui viendrait plus tard trouvát l'ordre établi et n'eütqu'á le régulariser. Les choses continuérent ainsi jusqu'en 1829, et il est permis de diré que, si ce plan avait été suivi longtemps, la répu- blique argentine seraitaujourd'hui riche etflorissante. A cette époque, en effet, Buenos-Ayres possédait, dans un systéme legal, une des orga- nisations les plus completes et les plus avancées, modelée á la fois sur celledes États-Unis et sur la constitution anglaise. Mais les événements devaient bientót changer cet heureux état de choses et tout remettre en question. Au commencement de 4826 éclata, entre Buenos-Ayres et le Brésil, la guerre qui finit par l'indépendance de l'État oriental, dont Montevi- deo est aujourd'hui la capitale. Cette guerre, qui venait réveiller l'es- prit militaire si puissamment développé par la révolution, fut toute populaire. Chacun y prit part avec ardeur, croyant voir déjá menacées les Ubertés si chérement conquises. A cette occasion, l'on changea l'or- ganisation générale de la république. Rivadavia fut élevé á la prési- dence, et le congrés lui demanda de donner une constitution au pays. On effacait ainsi les gouvernements provinciaux, qui conduisaient au systéme fédératif, pour y substituer un gouvernement d'unité. Ce fut alors, á proprement parler, que parurent les unitaires et les fédéraux.— 12 — Ces deux fractions dissidentes, qui se produisirent dans le congrés et qui devaient plus tard jeter des teintes si sombres sur le tableau des événements, n'avaient pas une origine nouvelle. EUes sortaient des partís hostiles qui s etaient manifestés des les prerniers jours de la ré- volution; seulement elles résumaient les deux principales théories gou- vernementales qui avaient survécu á toutes les doctrines exagérées ou extravagantes préchées dans le principe. Aujourd'hui, ces mots uni- taires et fédéraux, bien qu'ils servent souvent encoré de ralliement aux populations armées qui combattent sur les rives de la Plata, n'ont plus aucune signiíication logique; mais, á cette époque, ils représen- taient deux systémes de gouvernement et deux partis bien distincts. Le parti des unitaires, á la tete duquel était Bivadavia, se composait de tous les hommes formés á son école, enthousiastes de ses idées, et, comme lui, impatients de réaliser le magnifique programme qu'il tra- cait au pays. Ce parti était plutót civil, si nous pouvons nous exprimer ainsi, en ce qu'il était plus particuliérement l'expression de la ville, c'est-á-dire de la classe de citoyens la plus éclairée, la plus avancée dans l'exercice de la liberté et des habitudes de l'Europe. II voulait un gouvernement central ayant Buenos-Ayres pour siége, et une admi- nistration genérale réglant uniformément toute la république. Le parti fédéral, qui avait pour chef le colonel Dorrego, était au contraire un parti plutót militaire, en ce qu'il représentait surtout la campagne. Composé principalement des chefs de l'intérieur [caudillos), il insis- tait pour les organisations provinciales. II est facile de voir que chacun des deux partis suivait dans ses principes la pente naturelle de ses in- téréts, et que, de part et d'autre, les convictions devaient étre inflexi- bles. Aussi ne put-on s'entendre. Quand le congrés donna la constitu- tion de 1827, les provinces dominées par les fédéraux la refusérent, trouvant que leurs droits n'y étaient pas assez respectés. Rivadavia se démit alors de la présidence. Le congrés accepta sa démission, et lui donna pour successeur Vicente López. Mais bientót le congrés lui- méme, rencontrant une opposition constante dans les provinces, se sé- para. Le nouveau président, López, tomba avec lui, et le gouverne- ment central disparut une secondefois. Une simple junte se rétablit á Buenos-Ayres, et nomma Dorrego gouverneur de la province. Le parti fédéral triomphait. L'abdication de Rivadavia et la chute de son parti marquent une date fatale dans l'histoire des provinces de la Plata. L'on voit en efTet s'arréter tout á coup cette civilisation naissante si rapidement dévelop- pée a Buenos-Ayres, et qui déja rayonnait á travers les Pampas jusque dans les villes les plus reculées du vaste territoire de la république. Avec le départ du sage législateur, commence pour le pays cette mal- heureuse période décrpjssante qui devait bientót le faire violemment — 13 — retourner aux prerniers temps d'ignorance et de barbarie. A l'époque dont nous nous occupons, Ruenos-Ayres présentait un tableau digne d'attention et plein d'intérét. L'administration si libérale des unitaires avait jeté la jeunesse argentine dans le mouvement politique et litté- raire de l'Europe, et surtout de la France. Le collége des sciences mo- rales et les institutions publiques fondées par Rivadavia avaient fait naitre dans les esprits des tendances nouvelles et d'ardentes aspirations vers le progrés. Déja l'on revenait des premieres croyances exagérées de la révolution. Les intelligences s'éveillaient, de sages idées d'orga- nisation se répandaient; on s'associait pour jeter dans la république des bases de gouvernement plus sérieuses et plus durables. Le salón littéraire de Buenos-Ayres fut la premiére manifestation de cet esprit nouveau. C'est de la que sortit ce groupe de jeunes hommes distingués que nous voyons plus tard tenter courageusement une réaction contre la barbarie triomphante, et qui aujourd'hui, proscrits et disséminés sur les deux continents, restent comme les derniers dépositaires de la jeune civilisation argentine. L'administration de Dorrego ne fut pas heureuse et ne résolut au- cune desquestions qui divisaient la république. Constamment entravée par les difficultés mémes que lui suscitait l'application de ses princi- pes, elle ne fit au contraire que démontrer l'impuissance du systéme fédératif. Les quelques hommes de la ville qui tenaient au parti fédéral virent bientót que le moment n'était pas éloigné oíi Buenos-Ayres suc- comberait sous les provinces. Ils ne tardérent pas á reconnaítre la raison prophétique qui inspirait Rivadavia, lorsqu'il faisait diré au con- grés : «Donnons volontairement aux populations ce qu'elles vien- « draient nous réclamer un jour les armes á la main. » La résistance extérieure que Dorrego avait employée comme instrument d'oppo- sition contre ses adversaires, et á la téte de laquelle il avait eu l'imprudence de mettre un chef de la campagne, commencait á se montrer menacante. Dorrego voulut alors se rapprocher des uni- taires qu'il avait renversés, et les appeler á conjurer le danger commun; mais ceux-ci refusérent. L'approche du général Lavalle, qui ramenait l'armée aprés la paix conclue avec le Brésil, leur faisait entrevoir une révolution nouvelle. Enivrés par l'espoir de voir briller pour eux un autre jour de triomphe, ils ne comprirent pas que Dorrego et la fraction éclairée des fédéraux, effrayés de leur propre ouvrage, venaient se rallier á eux; ils ne virent pas les périls de lasi- tuation. Réduit á lutter seul avec son parti, Dorrego prit la campagne. Mais, quelques jours aprés, Lavalle l'écrasait dans les champs de Na- varro et le faisait fusiller, « accomplissant ce sacrifice pour la tran- « quillité du peuple de Buenos-Ayres, » sacrifice inutile, hátons-nous de le diré, qui enlevait a la république un citoyen ¡Ilustre et donnait— ti — un odieux signal de vengeances réactionmires. Ce dernier retonr des un i taires au pouvoir, qui commencait parnn acte avssi deplorable, tul de courte durée. Aprés plusieurs victoires re m portees sor leschefs sou- levés des provinces, Lavalle suceombe á son tour et se voil obligé de transiger avec eux. Nous entrons ici dans une nouvelle phase de la question qui nous occupe. Ce n'est plus cette fois la querelle de deux partís se disputant le pouvoir, ni la rivalité de deux systémes de gouvernement. Le cadre s'élargit pour faire place á des événements plus graves. C'est la lutte qui éclate entre la ville et la campagne; c'est la jeune civilisation de Buenos-Ayres qui se trouve en face de la barbarie sauvage des pam- pas. Cette lutte ouvre l'histoire actuelle des provinces de la Plata, triste et lúgubre période á laquelle dix-huit ans de guerres, de pros- criptions, de meurtres et de criines de toute sorte, n'ont pu mettre en- coré un terme. II. LA CAMPAGNE DANS LES PROVINCES ARGENTLNES. -LES CAUCHOS DES PAMPAS. _ LE GENERAL ROSAS.-GOUVERNEMENTS DE BALCARCE ET DE V1AMONT. — ARRIVÉE Dü GENERAL ROSAS AU POUVOIR. Pour bien comprendre les événements qui suivent, et que lie- ráac- tion allait bouleverser la république argentine, il est nécessaire de se transporter au milieu de la campagne, et d'arréter un instant les yeux sur les bommes dont un chef redoutable devait bientót personnifler le triompbe. De tout temps, la race sud-américaine a presenté deux faces bien distinctes, deux sociétés rivales et incompatibles : la ville et la cam- pagne. Nulle part autant que dans les provinces argentines, ees deux sociétés ne vivaient plus profondément séparées par tous les elementa qui les constituaient. L'une, presqueexclusivementespagnole, résumait l'élément étranger, c'est-á-dire, l'Europe et les babitudes de la civili- sationj l'autre, au contraire, représentait l'élément indigéne, c'est-á-dire, la barbarie avec toutes les coutumes de la vie primitive. Les popula- tions des pampas ont une pbysionomie parliculiére et dont on cher- eberait vainement l'analogue ailleurs. Tout en retrouvant ebez elle» les insüncts et les facultes que le désert développe partout chez l'homme, on n'y rencontre aucun des traits distinctifs des peuples pas- teurs ou guerriers. La tribu árabe qui habite ou erre dans les solitudes — 15 — de 1' Asie n'est qu'une fraction de la grande société musulmane qui peuple les villes ¡ elle touche á elle par tous les points, elle a les mémes croyances, la méme obéissance aux dogmes religieux, et conserve par- tout la méme organisation traditionnelle. Rien de semblable dans Ies pampas. Au sein de ees plaines immenses qui s'étendent de Salta aox Cordi- lieres, c'est-á-dire sur un espace de plus de sept cents lieues, il n'y a ni castes, ni tribus, ni croyances, ni méme, á proprement parler, de nationalité. II n'y a que des estancias (fermes) éparses cá et la, qui for- ment autant de petites républiques vivant isolément, et presque tou- jours séparées entre elles par le désert. Seúl au milieu des siens, dont il est le maitre absolu, {'estanciero reste complétement en debors d'une société quelconque, et n'a d'autre loi que la forcé, d'autres regles que celles qu'il impose, d'autres traditions domestiques que son caprice. Les rares incursions des partís indiens ou l'approche du tigre qui róde le soir autour de son habitation viennent seules le troubler quelque- fois dans son domaine. Ses enfants et ses peons, gauchos comme lui, vivent de la méme vie, c'est-á-dire sans travail agricole et sans désirs. lis n'ont á se préoecuper que de marquer et d'abattre, á certaines épo- ques, les troupeaux de boeuís et de moutons qui composent la fortune de l'estanciero et satisfont aux besoins communs. Exclusivement car- nivore, le gaucho ne vit que de viande et d'eau; le pain et les boissons spiritueuses lui sont inconnus aussi bien que les plus simples choses de la vie sociale. Dans un pays dont l'unique richesse repose sur l'inces- sante destruction de troupeaux innombrables, il est aisé de compren- dre que les oceupations sanglantes qui en résultent effacent prompte- ment chez 1 huíame le sentiment de la pilié, et le laissent bientót indil- férent devant tous les actes de cruauté. Cette facilité á répandre le sang, cette féroetté froide et brutale, forment le trait le plus saillant du caractere gaucho. La premiére chose que touche le gaucho en venant au monde c'est un couteau; ce qui frappe d'abord ses yeux, c'est la vue du sang et des chairs palpitantes. Des son bas age, aussitot qu'il marebe, on l'ensei- gne á s'approcher adroitement des animaux pour leur couper les jarrets et les tuer s'il en a la forcé. Son enfance n'a pas d'autres jeux, et il s'y livre avec ardeur, avec applaudissements de sa famille. Devenu grand, il prend part alors aux travaux de Testancia, les seuls qu'il soit appelé á connaitre, et il y concentre toute son intelligence. Seulement il est armé désormais d'un large coutelas qui ne le quitte plus dans aucun instant de la vie (1). C'est une sorte d appendice ajouté á son bras et qu'il (1) Le Gaucho qui se met en voyage, et qui, en arrivaut á son but, aprés quiuze ou vingt lieues, s'apercoit qu'il a oublié son couteau, retourne iuvariablement le chercher.— 16 — emploie toujours, en toute circonstance, avec une adresse remarqua- ble. Ce con telas qui lui a servi le matin á égorger un boeuf ou á dépe- cer un tigre, l'aide dans la journée á prendre sa nourriture et le soir á couper les pieux de sa tente de cuir, ou bien encoré á réparer sa selle ou sa mandoline. Souvent aussi le couteau est pour le gaucho un ar- gument dont il appuie son avis dans les discussions. Au milieu d'un entretien fort paisible en apparence, l'arnie redoutable brille tout á coup dans la main des interlocuteurs, Ies ponchos (manteaux) se roulent uutour du bras, et le combats'engage. Bientót de profondes blessures sillonnent les visages, le sang coule en abondance; quelquefois l'un des adversaires tombe sans vie; mais personne n'a songé á interrompre la hitte, et la conversation reprend aprés, saris que l'incident ait ému personne, pas méme les femmes qui l'ont froidement contemplé. On concoit aisément quels caracteres naissent de pareilles mceurs domesti- ques. Aussi cette éducation sauvage de l'cstancia produit-elle chez le gaucho une insouciance complete de la vie, en le familiarisant de bonne heure avec la mort violente, soit qu'il la donne ou qu'il la re- coive. Lorsqu'il dirige son couteau sur un homme avec la méme indif- férence que sur un boeuf, l'idée de crime qui s'attache partout á 1 ho- micide n'existe pas pour lui: en tuant il cede autant á l'habitudc qu'á son tempérament farouche. Si, par hasard, un meurtre de ce genre se commet assez prés d'une ville pour qu'il y ait á craindre les poursuites de la justice, chacun s'empresse de favoriser la fuite du coupable. Le meilleur cheval est pour lui, et il part, certain de trouver partout oíi il ira les sympathies de tous. Alors, avec cet instinct merveilleux commun aux races sauva- ges, il n'hésite pas á s'aventurer dans les plaines immenses des pampas. Seúl au milieu d'un désert sans limites et dont l'ceil se fatigue á son- der les profondeurs, il s'avance sans inquiétude, suivant le cours des astres, écoutanl les vents, interrogeant tous les bruits qui frappent son oreille, et il arrive á son but sans jamáis s'égarer. Le lasso roulé au cou de son cheval, les bolas suspendues á la selle et l'inséparable cou- teau suffisent á le rassurer contre tous les dangers, méme contre la rencontre du tigre. Quand ¡1 a faim, il choisit un boeuf dans les trou- peaux qui couvrent la plaine, le poursuit, le lace, l'égorge, en coupe un morceau qu'il mange cuit ou crü, et se remet en route pour recom- mencer le lendemain. Du reste, si le meurtre est un incident vulgaire dans la vie du gau- cho, il devieut souvent pour lui une occasion de sortir de l'obscurité et deconquérir un renom parmi les siens. Quand il s'est fait remarquer dans ees combats singuliers par son audace et son adresse, il ne tarde pas á voir des compagnons se reunir a lui, et bientót il se trouve á la téte d'un partí considérable. Alors, selon l'expression lócale, il tient la — \1 — campagne, se met en lutte ouverte avec les lois et acquiert en peu de temps une célébrité qui rallie la foule autourde lui. Or, la majeure partie des caudillos qui avaient pris part aux événe- ments de larévolution nedevaient leur élévation qu'á des circonstances semblables. A la tete de nombreux gauchos qu'ils ramassaient dans Ies estancia, etdontilsexaltaientles instinets dangereux, ils parcouraient le pays en maítres, et envahissaient les villes, semant partout sur leur passage la terreur et la désolation. Le systéme fédératif, en sanction- nant les organisations provinciales, n'avait fait que favoriser la dange- reuse ambition de ees chefs et accroitre plus encoré leur iritluence dans la campagne. Lorsque Dorrego et les fédéraux de Buenos-Ayres, qui s'étaient un moment appuyés sur eux, avaient tenté de Ies arréter, déjá il était trop tard. Avec leurs partisans, qui formaientdes eorpsconsidé- rables, ees chefs disposaient de la forcé matérielle des provinces, et désormais le gouvernement était hors d'état de les soumettre. Grandis dans l'ignorance et les habitudes sauvages, procédant toujours par la violence, hostiles par nature aux dioses de la vie civilisée, ils s'avan- caient contre Buenos-Ayres pour y détruire le dernier obstaele á leur triomphe. Tels étaient les hommes qui formaient le parli de la campa- gne et auxquels la défaite de Lavalle laissait le sort de la républiqne. Parmi ees hommes, il y en avait un que son caractére appelait á con- quérir rapidement la premiére place, etchez lequel la nature avait dé- veloppé á un haut degré toutes les qualités propres a frapper l'esprit des masses et á les dominer. Merveilleusement doué pour tous les exer- cices du corps, au milieu desquels se passe la vie de l'habitaiit des plai- nes, personne ne s'élancait avec plus d'audace sur un cheval indompté, aucune lance n'était plus prompte et plus süre que la sienne, jamáis le lasso et les bolas n'avaient tournoyé dans des mains plus hábiles; nul, en un mot, ne possédait aussi complétement toutes les supériori- tés physiques qui grandissent aux yeux de la foule. Cet homme était Juan Manuel Rosas. Propriétaire d'une estancia dont il avait fait par son intelligence et sa sévérité un établissement modele, et appelé ensuite par les plus ri- ches propriétaires de la province de Buenos-Ayres á administrer leurs biens, Manuel Bosas n'avait pas tardé á exercer une puissante influence et á dominer tout ce qui l'entourait. Au milieu de ees populations igno- rantes, disposées par instinct á s'armer en toute occasion pour suivre le chef qui les méne, il ne lui fut pas difficile de se créer bientót un parti considérable. Nommé successivement offleier, puis colonel, il lui fallut peu de temps pour arriver au premier rang. Lorsque les fédé- raux de Buenos-Ayres commirenl la faute de chercher un appui au dehors, ce fut sur lui qu'on jeta les yeux; il devint commandant de la campagne.— 18 — Une fois investí d'un pouvoir absolu et qui restait sans centróle, Ma- nuel Rosas ne cacha plus ses projets. La discorde régnait dans Buenos- Ayres, le gouvernement était sans vigueur, et Lavalle, réduit aux dé- bris de son parti, se trouvait dans l impuissance de continuer une lutte inégale. Le commandant de la campagne réunit alors les forces des provinces environnantes, dontil disposait, et s'approcha de la ville. Obligó de céder, comme on la vu plus baut, Lavalle partit, non sans avoir signé loutefois une convention qui assurait la libre élection d'un gouvernement provisoire. Mais cetle convention ne pouvait étre qu'il- lusoire en présence d'une armée triomphante. Rosas ne s'y arréta pas; il entra dans la ville, rélablit la salle des représentanis antérieure a la révolution unitaire de 1828, et se fit proclamer gouverneur. Soit qu'il voulüt effacer le souvenir de son arrivée au pouvoir par une violation de la foi publique, soit qu'il chercliát á rallier a lui les hommes de tous les partis, Rosas affecta, des le debut, de montrer de la modération. Ses premiers actes témoignerent de quelque justice. Mais un gouvernement tel que celui qu'il voulait consacrer dans sa personne ne pouvait s'accorder longtemps avec une administraron réguliére. Comme il avait avant tout besoin d'une autorilé sans limites, il sollicita bientót des pouvoirs extraordinaires. Ce premier essai de dic- tature ne réussit pas. Quoiqu'il ait toujours fait preuve d'une remar- quable connaissance des hommes de son pays et des situations, Rosas se trompa dans cette circonstance. Le moment était mal choisi, et sa de- mande de pouvoirs extraordinaires rencontra une opposition unánime. A cette époque, en eíl'et, Buenos-A y res jouissait encoré du bénéfice des institutions fondées si laborieusement dans les dix années précédentes, et, tout imparfaites qu'elles étaient, ees institutions n'avaient pas laissé de développer dans le peuple un profond sentiment de l'indépendance qu'il avait conquise et le besoin de la défendre contre tout renouvelle- ment de tyrannie. Repoussé dans cette tentative, qui venait ainsi heur- ter violemment tous les esprits, Rosas vit que l'heure n'était pas venue. II comprit qu'au lieu de lutter ouvertemeut contre les institutions du pays, il valait mieux lesdétruire une á une, et qu'en attaquant séparé- ment les divers éléments de la résistance, il la briserait un jour sans efforts. Pour cela, il fallait d'abord s'assurer mieux encoré la domina- tion de la campagne, de maniere á disposer d'une forcé matérielle que rien ne püt désormais contre-balancer. II résolut, en conséquence, de s'éloigner momentanément. Aprés avoir remis le pouvoir á Ramón Balcarce, il partit, en 1832, á la téte de l'armée, pour marcher contre les Indiens du Sud, dont il fallait, disait-il, réprimer l'audace et les in- cursions fréquentes. L'administration de Balcarce représenlait cetle fraction du parti fé- déral qui résistait encoré dans la ville au débordementde la campagne. — 19 — Prévoyant le danger qui menacait l'indépendance publique, elle vou- lüt de nouveau rallier les anciens unitaires et appeler tous les citoyens pour le soutien de la cause commune. Conciliante et modérée, elle tá- cha d'amener la fusión de toutes les opinions, en rendant au peuple l'exercice le plus élendu des droits légaux. Mais son action fut bientót impuissante. Ses etforts étaient paralysés par une opposition sourde qui venait du dehors et se manifestait chaqué jour d'une maniere plus re- doutable. Tout cédait á un pouvoir oceulte qui entretenait une división permanente dans la ville et suscitait incessamment des difficultés á tous les actes du gouvernement. Ce pouvoir était dans les mains de Rosas. Le commandant de la campagne, aprés avoir guerroyé quelque temps contre des tribus inoffensives et terminé promptement son ex- pédition, s'était rapproché de Buenos-Ayres et reparaissait plus fort et plus menacant que jamáis. En effet, son armée, qui constituait presque toute la forcé organisée du pays, s'était considérablement grossie par l'incorporation de nombreux Indiens, et des milliers de gauchos, ac- courus de toutes parts á la voix de leurs chefs, étaient venus se joindre á elle et se ranger sous la banniére de la campagne. Balcarce ne put résister; il fut renversé, et le général Viamont lui succéda. Néanmoins cette modification dans le gouvernement ne chan- gea rien á l'état des choses. La nouvelle administration, qui se pronon- cait comme la précédente pour l'organisation réguliére du pays, ren- contrait les mémes obstacles. Resté au milieu de son armée, Rosas s'était déclaré en conspiration permanente contre le gouvernement. De soncamp, il correspondait avec les partisans qu'il avait dans la ville, semait la discorde au sein de la représentation nationale et fo- mentait des troubles que rien ne pouvait apaiser. Bientót tout gouver- nement devint impossible. L'anarchie était á son comble; des partis de gauchos armés venaient jusque dans Buenos-Ayres, parcouraient les rúes en poussant des vociférations et attaquaient ouvertement les ci- toyens. Des meurtres se commettaient impunément en plein jour; l'au- torité était sans forcé et sans aucun moyen de répression. Maitre des lors d'un terrain que personne ne pouvait lui disputer, et quand cha- cun tremblait pour sa vie, Rosas contraignit la province de Buenos- Ayres á nommer successivement cinq gouverneurs; mais ceux-ci refu- séreut; il ne se trouvait pas un citoyen qui osát s'investir de la premiére charge de l'État, en présence de faits aussi scandaleux. Ce fut alors que le commandant de la campagne, se présentant comme une nécessité et comme le seul homme capable de mettre fin á ce déplorable état de choses, se fit élire gouverneur, á la condition que son mandat dure- rait cinq ans au lieu de trois, et qu'il l'exercerait non point seulement avec les pouvoirs extraordinaires qu'on lui avait d'abord refusés, mais avec «ia somme du pouvoir public. » Cette fois il avait bien détruit— 80 — tous les obstados á son ambition, et il resta i t le seul arbitre des desti- nóos du pays. L'heure avait sonrió pour la civilisation argentine et pour les libertó* de la jeune république. Chose singuliére! ce retour de Rosas au ponvoir, qui ne s'opérait qu'au prix des garanties publiques et de l'abandon complet de tous les droits conquis, fut salué d'une approbation presque unánime. Les uni- taires qui s'étaient abstenus dans la lutte le voyaient avec indiffé- rence, et les citoyens paisibles le désiraient comme un terme á l'anar- cbie qui régnait depuis deux ans. Telle ótait la lassitude des esprits, que l'on transigeait volontiers, surtout pour retrouver un peu de calme et de repos. Nous allons voir quelle sorte de tranquillitó achetait Buenos-Ayres en se remettant aux mains d'un gaucho, et quel avenir cette dictature préparait au pays. Pour cela nous suivrons rapidement le général Rosas dans l'oeuvre qu'il a entreprise, et nous expliquerons les moyens á l'aide desquels il a fondé son pouvoir, édilice elevó avec une rare au- dace, consolidé avec une patience invincible, et qui constitue saris contredit l'un des plus ótranges gouvernements dont l'histoire mo- derne offre l'exemple. DL IA DICTATURE DU GÉNÉRAL ROSAS. — SES MOYENS DE GOUVERNEMENT. — RI.OCUS DE BUENOS-AYRES PAR LA FRANCE EN 1838. - PAIX DE 1840. — INVASION DE LA RÉPUBLIQUE-ORIENTALE PAR l'ARMÉE ARGENTINE. Tous les bommes qui ont visitó les provinces de la Plata et ócrit sur le général Rosas ont parlé de son énergie, de sa patience, de son adresse, de sa cruauté; mais il y a en luí quelque chose qui domine plus encoré et qui nous parait étre le trait saillant de son caractére : c'est une science du mensonge et une babileté á l'exploiter qui n'ont jamáis óté ógalées. On se ferait difticilement une idee du degré auquel cette faculté est dóveloppée choz le dictateur de Buenos-Ayres. L'expli- cation de son long pouvoir est uniquement dans ce moyen d'action, employé toujours et partout avec une persévórance admirable. Les actes de son gouvernenient sont-ils dénoncés á l'indignation de l'Europe, il n'hósitc pas á les nier eiTrontémenl á ceux-lá méme qui en ont óté les tónioins; une accusation est-elle portée contre lui, il la re- tourne aussitót contre ses adversaires et les poursuit sans reláche de- vant le monde entier, au moyen de ses journaux en trois langues dont — 21 — il inonde le continent américain, et que ses agents colportent et font reproduire partout en Europe. Servi en outre par une opiniátreté qui défie tous les obstacles, rien ne saurait le faire dévier du but qu'il s'est tracé; sans aucun scrupule sur les moyens, il sait que le temps et la patience feront le reste. A cet égard, Rosas ne s'est jamáis démenti un seul instant. Au mo- ment oü il consacre dans sa personne un gouvernement essentiellement unitaire, en eftaoant la derniére trace de fódération, il contraint, sous peine de mort, toute la population á crier : « Vive la fódération ! « Le jour oü il substitue sa volontó á tous les codes de la république, il se fait saluer du titre de « Restaurateur des lois. » Tandis que son portrait, encensé publiquement dans les églises, recoit par son ordre les hon- neurs divins, il appelle les vengeances celestes sur les impies nnitaires qui offensent chaqué jour le Tout-Puissant. Quand, enfln, il lache en plein jour dans les rúes de Buenos-Ayres des bandes d'assassins qui égorgent la population, il ne trouve pas assez de larmes pour dóplorer cette « malheureuse etTervescence populaire» qui fait saigner son cceur paternel. Nous ne croyons pas que l'audace et l'hypocrisie aient jamáis atteint ce degré d'impudence. C'est ainsi que l'Europe a fini par pren- dre complétement le change sur les évónemens de ce malheureux pays, et qu'elle s'est habituée á considérer comme le représentant de la paix, comme le protecteur de l'ordre, du commerce et de la civili- sation, l'homme qui n'a cessé d'étre depuis dix-huit ans dans la Plata un élément de guerres sanglantes, de crimes et de violences de toute sorte. Ainsi que nous l'avons dit, Rosas, investí d'un pouvoir dictatorial et sans limites, constituait un gouvernement unitaire; mais, comme il avait vaincu avec les fédéraux, il se fit fédéral.Seulement,le mot pou- vant tromper les chefsde la campagne et leur faire supposer qu'il était encoré question d'une fódération des provinces, qui laisserait dans leurs mains l'autorité lócale, il leur en expliqua bientót la signification telle qu'il l'entendait. Le plus redoutable des caudillos, le général Quiroga, appelé le tigre des pampas, est envoyé en mission pour pacifler les provinces du nord; á son retour, des soldats apostes l'égorgent sur la route. Quelques jours aprés, la Gazette officielle de Buenos-Ayres annon- cait, selon l'usage, « que le général avait été traitreusement assassiné par les sauvages unitaires (1).» La mort de Quiroga, par laquelle Ro- (1) Les unitaires, comme on l'a tu, reprcsentaient la classe de citoyens la plus instruite et la plus civilisée; mais, un journal de Montevideo ayant appelé Rosas sauvage, le dic- tateur, suivant son invariable habitude, s'empara aussitót de l'épithéte pour la retourner contre ses ennemis, et depuis lors il n'a cessé de l'attacher á leur nom. « Répétez le mot, écrivait-il au gouverneur de Santa-Fé, répétez-le toujours, jusqu'á satiété; je sais ce que je dis. »— n — sas se débarrassait, il faut le reconnaitre, d'un bandit qui ne lui cédait qu'en habileté, ouvrait la liste de proscription qu'il avait dressée contre les cbefs de la campagne. En peu de temps, le fer ou le poison eurent fait successivementdisparaitre tous ees chefs, et effacé de la surface des provinces les derniers éléments d'opposilion. Mais ce n'élail la qu'un prélude aux enseignements qu'allait bientót recevoir le pays. Parmi les nombreuses institutions étranges qui subsistent encoré aujourd'hui á Buenos-Ayres, il en est une qui a eu plusieurs fois un certain retentis- sement, et donttout le mérite revient á Rosas. Comme elle vaut la peine qu'on la connaisse, nous l'expliquerons en peu de mots. C'était bien quelque cbose que d'anéantir les résistances de la cam- pagne en remplacant les chefs dangereux par des hommes assouplis aux volontés du maitre; mais il restait á compléter l'ocuvre, c'est-á- dire á discipliner Buenos-Ayres. Déjá les autorités, souvent exercées á leur role, savaient qu'á chaqué désir qu'émettrait le dictateur de ren- trer dans la vie privée, elles devaient le suppher de faire violence á sa modestie et de conserver le fardeau du pouvoir pour le bonheur de la république. Néanmoins Rosas voulait plus encoré : il lui fallait les acclamations incessantes de la foule. Se posant aux yeux du monde comme l'élu de ses concitoyens et le dépositaire de leurs volontés, il tenaitá ce que tous, sans exception, fussent préts, en toute occasion, á sanctionner de leurs manifestations unánimes les actes de son gouver- nement. II fallait done moraliser la population entiére, la dresser á parler ou á se taire á volonté, á entrer spontanément en fureur ou á s'enthousiasmer, et cela sur un signe, suivant l'heure et le moment. Un pareil systéme d'éducalion politique, appliqué á une ville de cin- quante mille ames, eüt paru un probléme insoluble á tout autre qu'á Rosas; mais le dictateur de Buenos-Ayres ne connait pas d'obslacles; son esprit toujours fertile en expédiens ne lui fit pas défaut dans cette occasion. II imagina de remettre la direction de l'opinion á une société populaire qu'il conduirait lui-méme. A tout prendre, l'idée n'était pas précisément neuve, mais la suite prouva qu'elle était bonne. Comme on l'a vu plus haut, l'avénemeut de Rosas au pouvoir avait complétement bouleversé la société argentine, en amenant á la surface la partie basse et intime de la population. Au milieu des gauchos qui l'entouraient, hommes incultes, ignorans et la plupart déjá souillésde crimes, il ne fut pas difficile au dictateur de choisir. C'est parmi eux qu'il prit les membres de la nouvelle association, qui se fonda sous le nom de Mashorca (1). Le résultat ne se fit pas attendre. A peine la Mas- (1) Mashorca, épi de blé; on a depuis décomposé le mot, dont la traduction, mas horca, donne outre-potcnce. Nous devons diré néanmoins que dans cette société, i la téte de laquelle sont quelques miserables dont les crimes ne se comptent plus, figurent — 13 — horca fut-elle á l'oeuvre que l'effroi se répandit partout. II n'y eut dé- sormais de sécurité pour personne; chacun trembla pour soi et les siens. Plus redoutableque ne l'avaient jamáis été en France le club des Jacobins et le tribunal révolutionnaire, la Mashorca décidait sans forme aucune de la vie des citoyens. Selon les circonstances et Ies be- soins du moment, ses membres se répandaient dans Buenos-Ayres, parcouraient les rúes le poignard á la main, en poussant des vociféra- tions d'enthousiasme pour le dictateur, et immolaient sans pitié les victimes qu'il avait désignées. Une fois reconnue comme l'organe des décisions souveraines du maitre, la Mashorca devint bientót un point de ralliement impérieusement désigné á tous, et ses actes la regle inexorable des manifestations publiques. Ce fut á qui s'empresserait de déférer á l'arbitrage du terrible club, pour sauver sa téte et acheter la sécurité de sa famille. Les membres de la Mashorca, ou plutót les mashorqueros, comme on les a nommés depuis, s'étaient montrés dés le principe vétus de rouge et portant, en guise de décoration, un ruban de méme couleur, sur lequel était inscrite la devise suivante, rédigée par le dictateur : liosas o muerte! Mueran los salvages, immundos, asquerosos unitarios (1)! Aus- sitót le rouge devint la couleur adoptée par la population. Non-seule- ment les vétements, mais les habitations, les meubles, les voitures, etc., tout, en un mot, fut de cette couleur. Le ville entiére revétit la livrée du maitre. La féroce devise elle-méme, l'expression de tous les crimes qui ensanglantaient le pays, éclata sur toutes les poitrines. Personne, dans quelque condition qu'il fut, n'osa s'y soustraire. L'acteur sur la scéne, le prétre á l'autel el jusqu'á l'enfant au berceau durent la por- ter! Les femmes, jusqu'alors respectées au milieu des excés de la guerre civile, essayérent en vam de s'afFranchir de la regle commune; poursuivies dans les rúes par les mashorqueros, outragées avec la plus odieuse violence, elles se virent contraintes de ceder. Aprés tant de scénes scandaleuses et de crimes, il ne restait plus rien á faire; l'épou- vante avait gagné toutes les familles, la terreur était dans l'atmosphére; la ville entiére, plongée dans la stupeur, courbait la téte. La Mashorca avait achevé l'oeuvre du dictateur : Buenos-Ayres était disciplinée. Dés lors Rosas n'eut plus á envier aucun triomphe; partout l'ovalion po- pulaire se pressa sur ses pas. Pendant que les citoyens, guidés par la Mashorca et revétus de ses couleurs, le saluaient de leurs acclama- tions, lui décernant les titres de héros du désert, sauveur de la patrie, restaurateur des lots, etc., les femmes les plus distinguées de la ville aussi plusieurs citoyens honorables. lis s'y sont mis pour sauver leur téte, car, á Buenos- Ayres, il faut étre avec Rosas ou n'étre pas. (1) « Rosas ou la mort! Meurent les sauvages, immondes et dégoütants unitaires! »— 24 — s'attelaient á un char et trainaient son portrait sur les places pu- bliques. Quoique la Mashorca füt pour Rosas un levier qui ne lui faisait ja- máis défaut pour soulever et mouvoir á son gré les masses, il voulut voir encoré dans ses mains d'autres moyens d'action. A cet effet, il jeta les yeux d'abord sur le clergé, puis sur la population noire de Buenos-A y res. Au tempsdela domination espagnole, le clergé jouissait d"une pré- pondérance illimitée. Comme on le sait, le sentiment religieux était un des principaux instruments de la politique coloniale. Intolérant et absolu, ce sentiment, qui s'était trouvé mélé aux troubles de la révo- lution, avait néanmoins cédé peu á peu aux réformes ecclésiasliques de Rivadavia. L'abolition descouvents, la dotation d'un clergé régulier, l augmentation des cures de campagne, l'établissement de nouvelles églises, d'un collége spécial et d'un vieariat général des missions, avaient heureusement modiflé l'action du sacerdoce, adouci les croyances, et épuré la foi religieuse, en la dégageant du fanatisme haineux de l'Espagne inquisitoriale. C'est ce fanatisme vaincu que Rosas songea á ressusciter pour en faire un ressort de son gouverne- ment. Eff'acant d'un seul trait les sages inslilutionsde l'homme célebre qui 1'avait précédé, il rétablit les communautés éteintes, corrompit ou effraya les ecclésiastiques, les assujettit á une classiflcation de parti, proscrivit enfin et dépouilla ceux opposés á son systéme, pour enricbir et conserver seulement ceux qui se vendaient á lui et consentaient á faire rendre á son image les bonneurs divins. Non content d'avoir ainsi la cbaire et le confessionnal, Rosas voulut diriger encoré l'éducation publique. En conséquence, il rappela les jésuites, dépossédés en 1767 par Cbarles III, paya leur voyage, et leur rendit l'ancien collége, qui devait rester a la cbarge du trésor de Buenos-Ayres. Mais cette mesure n'eut pas le succés qu'il en attendait. Les peres, ne montrant pas assez de docilité, furent bientót déclarés, selon la coutume invariable, sau- vages unitaires; l'eflervescence populaire, c'est-á-dire la Mashorca, envabit un jour leur couvent, et tout fut dit pour eux. Le dernier moyen réussit mieux. Pendant la guerre avec le Brésil, la race noire de Buenos-Ayres, fort rare d'abord, s'était considérablement accrue. Les nombreux cor- saires brésiliens qui sillonnaient la Plata et remontaient jusque dans le Paraná avaient laissé sur le territoire argentin plusieurs milliers de négres. Mélés a la population, au milieu de laquelle ils étaient ser- viteurs ou esclaves, ees négres avaient cependant conservé quelque reste de nationalité, et formaient entre eux une sorte d'association. Rosas était trop liabilc pour ne pas comprendre qu'il y avait la un dou- ble élément de forcé á exploiter. II confia done cette partie de son gou- — 25 — vernement á sa filie doña Manuelita, en la faisant son intermédiaire auprésdesnoirs et Fuñique distributrice des faveurs qu'il leur accordait. En agissant ainsi, le dictateur obtenait deux résultats importants : d'une part, il trouvait dans les négres enrégimentés un corps nom- breux sur le dévouement duquel il pouvait compter; de l'autre, il avait, au moyen des négresses, un espionnage qui pénétrait dans cba- que famille et lui révélait tous les secrets du foyer. Nous ne terminerons pas ce court exposé des moyens de gouverne- ment de Rosas sans noter encoré une idée assez origínale mise á exé- cution par le dictateur : c'est celle d'opérer un recensement général de l'opinion du pays. Par ses ordres, des registres furent ouverts dans les provinces; on y inscrivit le nom de tous les babitants, en les classant, selon leur caractére et leurs idées, en unitaires ou fédéraux, en nomines froids ou exaltés, paisibles ou dangereux. Le dictateur voulut connaitre, en outre, la fortune de chacun, ses ressources, ses habi- tudes, et jusqu'á son plus ou moins d'babileté comme cavalier. Ces registres, réunisensuite á Buenos-Ayres, étaient consultés en toute oc- casion.Ils devenaicnt, suivant lescirconstances, des tablesde proscrip- tion qui servaient á exercer les vengeances du dictateur et le couteau de la Mashorca. Aprés avoir ainsi établi partout son systéme de terreur, et consolidé par ce moyen une aulorité que personne désormais ne pouvait lui dis- puter, Rosas était resté le maitre absolu du pays. Rien ne semblait de- voir le troubler dans son gouvernement. Avec cette habitude de s'in- cliner devant le plus fort, et cette résignation aux événements, qui sont le propre des races espagnoles, il est peu probable que la popu- lation eüt songé á secouer le joug qui pesait sur elle. A Buenos-Ayres, les habitants atterrés courbaient látete sous le poignard; dans la cam- pagne, tous les Caudillós, tous les hommes á prestige, selon l'expres- sion lócale, avaient successivement disparu, égorgés ou mis en fuite, et avec eux s'étaient éteints les derniers éléments de résistance. Tout concourait done áassurer a Rosas une domination paisible, au moins pour quelques années, quand, en 1838, sa rupture avec la France vint tout á coup compromettre l'édifice qu'il avait si laborieusement éle- vé. Sans revenir sur une affaire trop connue, nous en rappellerons les principaux faits. A la suite de violences commises sur trois de ses nationaux, la France ne pouvant obtenir du gouvernement argentin les justes réparations qu'elle exigeait, mit le blocus devant les cotes de Buenos-Ayres. Cette mesure, que I on croyait décisive, n'eut pas le résultat attendu. Bien que l'on y employat plus de quarante batiments de tout échantillon, la nature des lieux paralysait l'action des croiseurs, et Buenos-Ayres s'en apercevait á peine. Ce blocus durait depuis prés de trois ans sans que— m — l'affaire eüt fait un seul pas vers une solution, quand arriva le cabinet du i" mars. La France, comme on le sait, se trouvait alors engagée dans de graves complicafions continentales; il devenait urgent pour elle d'en finir avec la Plata pour rappeler l'escadre de blocus. Ce fut alors qu'on envoya M. de Mackau en qualité de pléuipotentiaire chargé de terminer la question. Or, en 1840, comme aujourd'hui, comme toujours, il n'y avait et il ne pouvait y avoir d'autre maniere de ter- miner la question qu'en renversant le dictateur. A ce moment, d'ail- leurs, l'entreprise présentait peu de difficultés. Sa rupture avec la France avait, en effet, fortement ébranlé Rosas : un instant il s'était vu sur le pointde succomher. Les hostilités d'une grande puissance contre l'oppresseur du pays avaient ranimé les esperances depuis longtemps éteintes. Les haines amassées et contenues jusque-lá avaient éclaté de partout, et les populations, ralliéesa la voix des agents trancáis, s'étaient soulevées dans la presque totalité des provinces, croyant voir briller deja le jour de leur délivrance. En peu de temps, l'insurrection avait fait des progres alarmants et s'était rapprochée de Buenos-Ayres. Pendant que, sur la rive gauche de 1 Uruguay, le général montévi- déen Rivera (I) se trouvait á la tete de forces nombreuses, le général Lavalle, combattant denouveau pour la cause du pays, campait avec son armée á cinq lieues de Buenos-Ayres. La capitale n'avait d'autre garnison pourladéfendre que deux cents noirs environ dont la fidélité, jusqu'alors inébranlable, semblait résister, cette fois, á l'ascendant méme de la filie du dictateur. Telle était la situation désespérée de Ro- sas quand M. de Mackau résolut de traiter. Le dictateur était perdu, la convention d'octobre le sauva. Sa paix avec la France, qui l'arrachait á un péril inévitable, rendit Rosas plus fort et plus menacant que jamáis. Débarrassé de son redou- table adversaire, et libre du cóté de l'Europe, tout ennemi sérieux dis- paraissait pour luí. II s'occupa done aussitót de ratTermir son pouvoir reconquis et, surtout, d'empécher le retour des circonstances qui l'a- vaient si gravement ébranlé. Pour cela, il comprit qu'il devait frap- per doublement: á l'intérieur, en établissant une terreur plus grande encoré que par le passé; á l'extérieur, en faisant disparaitre en face de Buenos-Ayres, sur la rive gauche de la Plata, un gouvernementhostile á sa politique et qui servait de refuge á ses ennemis. La convention d'octobre avait, il est vrai, prévu les deux cas, en stipulant une amnis- tié en faveur des Argentins compromis, et en assurant, de la maniere la plus formelle, la complete indépendance de l'État-Oriental. Mais les (t) Quoique l'hésitation de Rivera dans ses mouvements ait conduit á douter de son empressement á agir, il est certain qu'on n'avait á craindre de sa part que l'inaction. Mais on pouvait aisément se passer de lui. — 27 — traites n'ont jamáis inquieté le dictateur, qui les signe tous sans diffl- culté, se réservant ensuite, á son gré, l'exécution. 11 se mit done á l'ceuvre sans plus tarder. Ce fut alors que Buenos-Ayres vit ees scénes horribles auxquelles on a refusé de croire en Europe, et qui semblent, en effet, défier la cré- dulité la plus complaisante. Nous n'entrerons pas dans cette longue histoire de sang; il serait impossible de faire la lúgubre nomenclature des atrocités sans nombre qui désolérent, á cette époque, la malheu- reuse République-Argentine. Nous dironsseulementque la capitale fut livrée tout entiéreá l'effervescence populaire de la Mashorca, et la cam- pagne abandonnée aux fureurs des généraux proconsulaires envoyes pour y rétablir l'autorité dictatoriale. Tandis que les citoyens, arrachés de leurs habitations, étaient égorgés dans les rúes de Rueños-Ayres, qu'un char, précédé de musiciens, parcourait la ville pour ramasser les cadavres, que l'on voyait, enfin , des tetes humaines exposées au marché (1), des bandes de soldats féroces, commandées par les géné- raux Echague, Costa, Maza et Oribe, sillonnaient le pays, surprenant les villes, déciinant les habitantset semant partout sur leur passage le deuil et la ruine. Un long cri d'épouvante retentit bientót d'un bout a l'autre des provinces; il annoncait l'exécution des arréts du dictateur. L'ordre élait rétabli dans la république (2). Ce premier résultat obtenu, Rosas s'occupa de poursuivre ses projets, (1) Ces faits, niés encoré aujourd'hui avec une audace incroyable par la presse de Buenos-Ayres, qui appartient toute á Rosas, peuvent ctre attestés par vingt mille témoins. (2) Voici, comme preuves á l'appui, quelques exfraits des rapports faits a Rosas par ses agents; ils sont tous empruntés á la Gazetteofücielle de Buenos-Ayres. Nous tradui- sons sans rien changer. a ..... Infame et abominable race, le sang immonde de ces scélérats sauvages, assas- sins unitaires, aurait coulé á flota, sans qu'il en fut resté un seul de cette race de Luci- fer qui n'eüt été égorgé dans les rúes. » (Du juge de paix d'Espoleta, 13 avril.) « .....Mon poignard sera infatigable pour faire couler á torrents, dans les rúes, le sang immonde de ces Caraibes. » (Du colonel Cuiliño.) « .....Insensés! le peuple, hydropique de colére, vous cherchera dans les rúes, dans vos maisons, dans vos champs, et sciera vos cous pour remplir de votre sang un profond bassin oü se baigneront les patriotes. » (Lettre du curé-vicaire de Salto.) ((..... [_,e soussigné, agité des plus douces émotions, a la vive satisfactioti d'annoncer á Votre Excellcnce que l'infame Mariano Vera est resté mort, couvert de coups de lance, ainsi que son secrétaire..... Les lauriers sont d'autant plus glorieux, qu'ils sont trempés dans le sang sacrilége des unitaires. » (Signé Carlislo Vera, proprc frére de la victime.) « C'est avec la plus vive satisfaction que je vous envoie ci-jointe la tete du sauvage unitaire Pedro Castelli, pour que vous l'exposiez sur une perche bien haute et bien so- lide. Vous transmettrez copie de cet ordre á notre ¡Ilustre restaurateur des lois, pour sa satisfaction. » (De Prudencio Rosas, frére du dictateur, au juge de paix de Dolorés.) « ..... Enfin, mon ami, la forcé de ce tenace sauvage unitaire dépassait six cents— 28 — c'est-á-dire d'agir contre l'État-Oriental. Les forces disséminées sur tous les points furent réunies pour former une armée de douze mille hommes environ. Le général Oribe, ancien président de Montevideo, qui venait de servir avec tant de zele la cause du dictateur, recut le commandement en chef, avec l'ordre de passer les fleuves pour se transporter á la téte de toutes ses forces sur le territoire oriental. M. le comte de Lurde, ministre de Franee, et M. Mendeville, ministre d'An- gleterre, protestérent aussitót contre cette invasión d'une .république dont les traités garantissent l'indépendance (note du 16 décembre); mais Rosas ne tint aucun cornpte de ees représentalions: l'armée con- tinua sa marche. Aprés quelques succés obtenus par les Orientaux, le général Rivera, qui les commandait, perdit la bataille décisive de l'Ar- royo-Grande. Oribe, s'avancant alors sur la capitale de la république, vint mettre le siége devant Montevideo. IV. RÉPUBLIQUE ORIENTALE DE L'URUGUAY. - MONTEVIDEO. - LE GÉNÉRAL RIVERA. - LE GÉNÉRAL ORIBE. — SIÉGE DE MONTEVIDEO. - ARMEMENT DES ÉTRANGERS. — LA LEGION FRANC.AISE. Des les premiers tempsde l'indépendance, la rive gauche de la Plata (Bande-Orientale) avait été le sujet de contestations graves entre la Ré- hommes, et ¡ls ont tous été passés au coutoau, ainsi que je le leur avais promis. » (Signé Maza.) — « L'armée, ajoutait le général Oribe, adignement rempli sa glorieuse mission. » (6 décembre 18*1.) Pour en finir avec ees monstruosités, que l'on refuse de croire en Europe, nous donne- rons encoré deux fragments de décrets de Rosas. Cette fois c'est lui qui dicte « 1° Le chef de la pólice est chargé de disposer une maison pour y enfermer tous les sauvages qu'il jugera les plus frénétiques. « 2o Aucun sauvage ne pourra disposer d'une valeur au-dessus de 10 piastres (3 ou 4 fr.) sans le consentement de la pólice. « 5o Seront déclarés sauvages unitaires tous les individus compris dans les classifica- tions, etc., etc. « 8° Leurs dépositions ne feront pas foi en justice, á moins que le chef de la pólice le juge convenable. » Enfin, voici qui est daté du 31 octobre 18*0, c'est-á-dirc deux jours aprés le traite de M. de Mackuu. Rosas félicite la Mashorca des égorgements accomplis la veillc : « L'agitation populaire s'est manifestéc par des vengeanecs naturelles, impossibles á contenir de la part d'un peuple indigné, sans mettre son héroisme á une épreuve incom- patible avec son intérét... U est louable de inanifester son patriotisme comme l'a fait le peuple. » — 19 — publique-Argentine et le Brésil, et ees deux États, en se constituant librement, avaient réclamé sa possession avec une égale énergie. En effet, si le Brésil croyait Ies grandes limites de l'Amazone et de la Plata nécessaires á l'intégralité de son immense territoire, la République-Ar- gentine, de son cóté, voyait ses intéréts menacés si elle ne conservait les deux rives du fleuve et Ies anciennes frontiéres de la vice-royauté de Buenos-Ayres. Inflexible de part et d'autre, cette double prétention amena la guerre de \ 826 dont nous avons parlé plus haut. La paix d'aoút 1828, conclue sous la médiation d'Angleterre, décida la question. Lord Ponsomby ayant proposé, comme terme moyen, l'indépendance de la rive contestée et l'impossibilité, pour le nouvel État, de s'incorporer á ses voisins, cet arrangement fut accepté. C'est de la qu'est sortie la ré- publique oriéntale de l'Uruguay, dont Montevideo est la capitale. Parmi les nombreux États nés de l'émancipation sud-américaine, aucun nese trouvait placé dansd'aussi bellesconditionsd'avenir. Pro- longeant son territoire depuis l'embouchure de la Plata jusqu'en haut de l'Uruguay, la République-Orientale avait une admirable position géo- graphique. Le port de sa capitale, le meilleur de la Plata, plus rappro- ché, d'un accés plus sur et plus facileque celui de Buenos-Ayres, était désigné d'avance au commerce de ees contrées. Avec ce port, la ville de Montevideo ne devait pas tarder k devenir le débouché naturel du Paraná, de l'Uruguay, du Paraguay, des nombreux cours d'eau qui descendent de la chaine des Andes ou des provinces méridionales du Brésil, et á rester bientót le point central des relations de l'Europe avec cette vaste partie du continent américain. Outre ees avantages maté- riels, la jeune république en avait un autre plus propre encoré peut- étre á favoriser son rapide développement; c'était sa fondation récente. Elle naissait avec unité, libre des souvenirs dangereux du passé, et n'avait point á se défendre contre les luttes incessantes qui ajournaient autour d'elle toute stabilité. Placée d'ailleurs entre deux sociétés en révolution, elle profitait encoré de leur état de crise qui faisait refluer dans son sein tous ceux qui fuyaient la guerre ou les discordes. Aussi la République-Orientale prit-elle en peu de temps un accroisse- ment remarquable. Montevideo, fortifiée successivenient par les Espa- gnols et les Portugais qui l'avaient oceupée, et enfermée d'abord dans une étroite enceinte, ne tarda pas a s'étendre. En dehors des anciennes muradles, une autre ville s'éleva bientót, construite dans les plusbelles proportions. Le commerce étranger, profitant des avantages qu'offrait la position de la nouvelle capitale, accourut en foule. Les comptoirs se multipliérent, les relations devinrent plus importantes, les navires remplirent le port. Quelques années á peine s'élaient écoulées que déjá I on pouvait entrevoir pour Montevideo une prospérité peut-étre sans exemple en Aménque.— 30 — Si la capitale tendait rapidement á devenir une place de premier ordre, les villes secondaires et la campagne ne progressaient pas moins, gráceál'émigration de l'Europe. Chaqué mois, presque chaqué semaine, desnavires chargés d'émigrantsembarquésde tousles points, surtout des provinces basques de la France, arrivaient dans le port et jetaient sur le territoire oriental une population nouvelle, active et in- dustrieuse. Cette population, lorsqu'elle élait ouvriére, restait á Mon- tevideo, oü elle trouvait toujours un travail Jargement salarié. Quand elle était agricole, elle se répandait dans la campagne, allait fonder des établissements au milieu des plaines ou sur les bords de l'Uruguay, et rencontrait partout les sources d'une fortune rapide. L'ouvrier qui vivait á peine, en France, de son travail gagnait aisément, dans les villes, cinq et six francs par jour. Le pauvre laboureur, arrivé en de- vant encoré son passage, se libérait promptement et améliorait non- seulement sa propre condition, mais encoré celle de la famille qu'il avait quittée. Jamáis colons n'avaient ¿té plus riches ni mieux parta- gés; jamáis l'émigralion de l'Europe n'avait fécondé plus vite et plus heureusement une terre étrangére (I). Cependant, bien qu'elle grandit chaqué jour sous l'influence civilisa- trice de ses relations croissantes avec le continent, la jeune république n'échappait pas aux oscillations inseparables des agitations du pays. Si elle ne renfermait pas, comme le Rrésil et surtout comme la confédé- ration argentine (-2), les germes de dissolution légués par les souvenirs debout encoré de l'autorité coloniale, elle avait á lutter contre l'anar- chie des pouvoirs et les gouvernements éphéméres, plaies communes a tous les pays espagnols. Si sa nationalité n'était pas menacée, les ad- rninistrations étaient peu sures et peu durables. L'antagonisme naturel entre la ville et la campagne, sans se manifester d'une maniere aussi redoutable qu'a Buenos-Ayres, subsistait dans le nouvel État. Lá aussi il y avait des hommes ralliés á lacivilisation de l'Europe et des Gauchos ignorants, hostiles á toute réforme tentée contre l'indiscipline et la li- berté de la viedes plaines. Sans étre toujours frémissants et acharnés comme sur la rive gauche de la Plata, les partís luttaient pour domi- ner; sans étre armées, les controverses se maintenaient avec obstina- tion. Cette rivalité s'exercant au sein d'une socio le nouvelle, éloignée (1) Los sommes envoyées en France par les Basques franjáis de Montevideo ne s'éle- vaient pas chaqué année á moins de i millions de francs. (2) Nous employons ici le niot de confédération, dont on se sert vulgairement pour désigner les provinces argentines. Nous nous réservons, a la fin de ce travail, de prouver par des faits irrecusables que cette prétendue confédération argentine, reconnue du monde entier et indiquée sur toutes les caries modernes, est une invention de Kosas et qu'elle u'a jamáis existe un seul instant. — 31 — du théátre oü s'étaient déchainées les passions violentes de la révolu- tion, ne pouvait produire des caracteres aussi tranchés que dans les provinces argentines. II n'y avait done pas, dans les partis de Monte- video, des illustrations ou des individualilés marquantes, telles que Rivadavia, Dorrego ou Rosas; mais, quoique d'une valeur trés-secon- daire, les chefs de ees partis étaient appelés, par leur intluence, á jouer relativement un role égal dans leur pays. Parmi ees chefs, deux seu- leinent méritent de íixer l'attention : ce sont les généraux Rivera et Oribe. Le général Rivera, le premier, le plus important des deux, est riioinme considérable de l'État-Oriental. Depuis la fondation de la ré- publique, personne n'a pris une plus grande part a son adminislration, personne n a conservé sur les événemcnls une action aussi complete, aussi soutenuc; action fatale, hátons-nous de le diré, qui a défié toutes les fautes, tous les revers, et á laquelle se raüache une partie des mal- heursdu pays. De tous les chefs sorlis de l'indépendance, Rivera est peut-étre celui dont l'existence offre les traits les plus singuliers. A cer- tainségards, mil ne saurait lui étre comparé. II serait difücile, en effet, de trouverdans aucun pays, dans les pays espagnols surtout, l'exem- ple d'une intluence et d'une popularité aussi durables. Quant a sa vie, nous la croyons sans analogue nulle part. Jamáis homme ne vit une fortune plus longue traversée de plus de vicissiludes. Tour á tour chef de l'État ou simple chef de partisans; vivant en prince á Montevideo ou en gaucho dans les plaines; maitre de la république ou proscrit et en fuite; prodiguant des millions le matin, empruntant une once d'or le soir; tantól traínant a sa suite des populations entiéres, tantót errant abandonné dans les solitudes de la campagne ; formant á chaqué in- stant des armées, les perdant et en reformant d'autres; un jour défen- dant Montevideo, l'assiégeant le lendemain; livrant des batailles dans tous les endroits, tantót vainqueur, tantót vaincu, mais recommencant toujours de la méme maniere; appelé par le gouvernement pour sau- ver le pays, renvoyé ensuite, puis appelé encoré pour étre exilé de nouveau; prét a redevenir, selon les occasions, général en chef ou gaucho, président de la république ou contrebandier, telles ont été Ies pilases conlinuelles de sa vie pendant prés de quarante ans. L'histoire de Rivera, si on l'écrivait jamáis, semblerait empruntée au román. Homme de la campagne, ainsi que l'était Rosas, gaucho comme lui, mais taillé dans des proportions moins fortes et moins énergiques, Ri- vera avait conquis rapidement dans la Bande-Orientale la méme im- portance que le dictateur dans la prov ince de Buenos-Ayres; seulement il était arrivé par des mojens différents. Rosas imposait á la foule par son audace, son adresse et toutes ses supériorités physiques. Despote dans ses volontés, implacable dans ses Raines, il inspira de bonne he uro— 31 — la crainte, et l'on se rangea autour de lui comme autour du plus fort. Rivera, au contraire, n'était redouté d'aucun de ses compatriotes; tout le monde l'aimait, méme ses adversaires. Peu d'hommes, d'ailleurs, possédaient á un égal degré les qualités propres á subjuguer les es- prits. Beau de sa personne, cavalier habile, chose fort appréciée dans le pays, séduisant par ses manieres, aimable avec tous, avec les fem- mes surtout, plein de tnouvement et d'originalité dans l'esprit, parlant assez bien á la fonle, quand il le fallait, ce langage vantard et bour- souflé qui plaít si fort aux peuples américains; avec cela, grand et gé- néreux en toute occasion, sans baine pour ses ennemis, oubliant faci- lement leurs injures et peu soucieiix d'en tirer vengeance, tel était Rivera. Aussi deyint-il promptement le béros populaire de la campa- gne, « l'hommeá prestige » de la république, selon l'expression lócale. Enfant des plaines qu'il parcourait sans cesse, il en connaissait tous les habitants. Vivant au milieu d'enx, leur prodiguant son amitié, son or et ses services, il rencontrait dans leurs famille un dévouement sans bornes. II n'y avait pas un propriétaire de l'intérieur qui ne se trouvát heureux, fier d'étre le conipére (compadre) du général Rivera et de lui toutsacriíier; il n y avait pas un gaucho quine füt prétá niarcherása voix et á lui obéir aveuglément. D'nn bout á l'autre du vaste territoire de la république, chaqué babitation était une sorte de propriété person- nelle, souvent un harem, oü le prestigieux général régnait en maitre absolu. A cet égard, nous le répétons, Rivera ne saurait étre comparé á personne; Rosas lui-méme, dans sa province de Buenos-Ayres, n'a jamáis exercé un ascendant pareil. Cette immense populante du général Ribera devait naturellement le désigner au choix de ses concitoyens pour prendre part au gouverne- ment de la république. Lorsqu'on institua la présidence, en 1830, il y fut unanimement porté. L'élévation d'un gaucho au plus haut poste de l'État, poste essentiel- lement administratif, semblera peut-étre étrange; mais dans les pays espagnols rien n'est plus ordinaire. Malgré les organisations légales les plus pompeuses, le pouvoir esttoujours au chef militaire du moment, et la forcé des constitutions s'efface sans difficulté devant la forcé ma- térielle. Président de la république, Rivera apportait nécessairement dans sa nouvelle position les qualités et les défauts de son caractére. Son prestige lui tenait lieu de talents. Général, comme on l'est dans ce pays-lá, en se faisant nommer par les siens, ou, mieux encoré, en se nommant soi-méme, il commandait toutes les torces de l'État sans avoir l'instruction d'un sous-officier européen. II avait longtemps fait la guerre, méme contre les Espagnols, mais á la maniére des caudillos américains, c'est-á-dire en tenant la campagne avec des corps de gau- chos irréguliers. Comme chef militaire, il était done nul. Quant á son — 33 — administration, elle était aussi simple pour lui que pour les autres; il ne s'occupait de rien et laissait tout faire. Homme de la campagne, il n'avait abdiqué en prenant le pouvoir aucune des habitudes de sa vie passée, et sa haute position n'était qu'un moyen de plus de satisfaire ses penchants irresistibles. Gráce aux caisses de l'État, oíi il puisait large- ment, il pouvait semer l'or á pleincs mains, enriebir sesamis, doter les filies de ses compadres, et exercer dans toute la campagne cette gé- nérosité naturelle a laquelle il devait une partie de son prestige. Chaqué retour du président a Montevideo était signalé par de nouveaux em- prunts au trésor public. A peine chargé de piastres et de doublons, Rivera retournait dans l'intérieur, pour revenir une autre tois quand il n'avait plus rien et recommencer toujours de méme. Peu soucieux de ce qui se passait a Montevideo, d'oü ses goúts le tenaient presque tou- jours éloigné, étranger á toute idée d'ordre et d'adniiuistration, ce qui ne regardait personnellement ni lui ni les siens lui importait peu. II considérait la République-Orientale comme une ferme dont lexploita- tion devait étre á son profit et a celui de ses amis, avec lesquels, du reste, il partageait sans compter. Tclle était l'administration de Rivera. Toutefois le président, U faut le reconnaitre, avait les qualités de ses défauts. S'il ne faisait rien de bien, a certains égards il ne faisait rien de mal. Cette insouciance qu'il apportait dans son gouvcrnement avait méme, on peut le diré, un ré- sultat heureux pour les relations de Montevideo avec le continent. Le commerce étranger, souvent entravé dans les autres États américains par une foule de mesures vexatoires ou restrictives, jouissait dans la Bande-Orientale d'une latitude complete. A l'abri de cette latitude pro- tectrice, ilaequérait chaqué jour un développement plus extraordi- naire. Des entrepóts considérables se forniaicnt autour du port de Montevideo, les arrivages d'Europe se multipliaient, et les revenus de l'État, malgré les incroyables dilapidations du président, allaient tou- , jours croissant par suite d'une augmentation presque sans exempl e dans le produit de la douane (1). D'un autre cóté, l'émigration étra' a. gére, encouragée par les avantages qu'elle trouvait auprésd'un ge,u._ vernement qui lui offrait appui et protection, était de plus en i^Ju s considérable. Elle apportait á chaqué instant de nouveaux bra.s a u vaste et incube territoire de la république. Cependant, malgré cette immense popularité du président, popu7 ,a- rité qui, dans la campagne, allait jusqu'au fanatismo, le gouvernen? ent de Rivera était loin de satisfaire tous les Orientaux. En face des r om^ breux amis que le président comptait á Montevideo et de ses compt t(¡res,. (1) Üans les républiques aniéricaines, la douane est ordinairement le principi & ^cn*. de l'État. 3— 34 — plus nombreux encoró, qui peuplaient les provinces, les uns ct les au- tres comblés par lui de grades, de faveiirs et de fortune, il y avait un parti qui ne partageait pas rcntliousiasme général. Ce parti, qu'on peut appeler le parli de la ville, se composait comme celui de Buenos-Ayres des hommes les plus éclairés et les plus instruits. Tout en rendant jus- tice aux qualités généreuses de Rivera, les hommes de ce parti signa- laient les désordres de son gouvernement, et blámaient d'autant plus ses dilapidations qu'ils en partageaient moins les proíits. Les quatre années de présidence du général devant bientót expirer, ils songérent á porter a sa place un citoyen pris dans leurs rangs et á former avec lui une administralion plus réguliére. Ce fut sur le général Oribe qu'on jeta les yeux. Rivera, avec sa facilité habituelle, appuya le nouveau candidat, alors méme qu'il était son adversaire, et en 1834 Oribe fut proclamé président. Cette nomination était une réaction compléte. Don Manuel Oribe li'a vait aucune illustration, aucun prestige, mais il possédait les quali- tés que réclamaient les circonstances. D'abord colonel d'un régiment, puis nommé par Rivera aux fonctions importantes de commandant du port de Montevideo, il s'était montré lidéle á la défense de l'ordre dans une c irconstance importante. Lorsque le général Lavallega était venu tenter une révolution, en 1832, Oribe, malgré peut-étre ses secretes sympathies, avait énergiquement défendu le pouvoir legal. Apparte- nantá la ville par sa naissance et son éducation, le nouveau président ralliaitd'ailleurs autour de lui les citoyens éclairés de Montevideo. Jus- qu'alors l'autorité, trop souvent dévolue aux mains inhábiles ou spolia- trices des hommes de la campagne, avait laissé se détendre tous les ressorts de l'administration; avec Oribe, elle passait au parti le plus ca- pable et le plus probo. Malgré de nombreux intéréts personnels lésés par les changements qu'apportait le gouvernement, la nouvelle prési- dence fut en général bien accueillie. Quant á Rivera, dont l'importance , \e pouvait étre mise á l'écart, il fut nommé chef de la campagne. Mais cet accord qui régnait entre la ville et la campagne ne pouvait g.^-ede longue durée. L'antagonisme, un moment apaisé parle nouvel 01 -ó re de choses, ne devait pas larder á reparaítre entre les deux élé- m, ->n.'s rivaux. Les élections furent le signal de la lutte. Oribe, pour cor nbnltre l'iniluence des hommes du dehors et empécher leur arrivée dan s ^e c011f?res législatif, recourut á des mesures violentes. Les esprits déia Peu tranquilles dans les départements s'aigrirent contre ees me- sures *et bientót le gouvernement eut toute la campagne soulevée contre lui C est» cette «poque (1836) qu'il faut placer la prendere intervention de Ros as dans les affaires intérieures de la République-Orientale. Ami d'Oribe. ■ qui appuyait sa politique contre les unitaires, le dictateur fut aussitót son allié contre la révolution qui le menacait. Cette occasion — 35 — d'ailleurs servait trop bien ses vuesambitieuses pour qu'il ne les mit pas á profit. Des troupes argentines passérent l'Uruguay, et, aprés avoir laissé une garnison á Paysandu, elles se joignirent aux forces d'Oribe. Bien que Rivera fut maitre de toute la campagne, Oribe, gráce au secours que lui donnait Rosas, pouvait résister longtemps dans Montevideo. Les choses vont lentement dans les pays espagnols, et la lutte se serait sans doute prolongée quelques années quand la France vint décider la question. On était alors au commencement du blocus de Buenos-Ayres, dont nous avons parlé plus haut. L'escadre francaise n'avait d'autre base d'opérations que Montevideo, et ce port était le seul oü les prises pus- sent étre amenées et vendues. Mais Oribe, secondant Rosas de tout son pouvoir, refusait de les admettre. Les dispositions du président deve- nant chaqué jour plus mauvaises á l'égard de la France, l'amiral Le- blanc intervint dans la querelle des deux partís. Rivera, qui était sans moyens maritimes, fut secondé par lesbátimentsde l'escadre; il s'em- para de l'ile de Martin-Garcia, et ses forces se rapprochrrent de Mon- tevideo. Bientót contraint de céder, Oribe abdiqua et se rendit á Buenos-Ayres, auprés de Rosas, qui lui confia aussitót un commande- ment pour marcher contre les provinces argentines. Nous avons dit ailleurs ce qu'était cette guerre. Soit qu'il cédát á l'irritation de sa dé- faite récente, soit qu'il voulüt s'assurer par son dévouement un appui pour l'avenir, Oribe déploya dans sa mission la plus révoltante férocité. Les malheureuses provinces qu'il traversa furent mises á feu et á sang. L'ancien président de Montevideo, passé désormais au service de Ro- sas, préludait ainsi á l'ceuvre de ruine et de dévastation qu'il devait bientót accomplir dans son propre pays. Oribe parti de Montevideo, Rivera fut proclamé président. Son retour au pouvoir fut salué par l'escadre francaise et les ennemis de Rosas comme un heureux événement. Montevideo devenait en effet le cen- tre des opérations du blocus. A la mauvaise humeur et aux entraves constantes apportées par le président déchu, succédaient l'empresse- ment et le bon vouloir du nouveau gouvernement, qui ne tarda pas á faire cause commune avec la France. Celle-ci, qui trouvait dans la ré- publique un auxiliaire utile, soudoya les chefs, sóida les troupes et Gt organiser une armée destinée a seconder l'escadre el á agir contre Buenos-Ayres. Mais sur ees entrefaitcs arriva dans la Plata M. 1'amiral de Mackau. La convention d'octobre intervint. On a vudans unchapitre précédent quelles en furent les suites pour la République-Orientale, qui restait seule engagée, et comment la bataille de l'Arroyo-Grande ou- vrit aux troupes argentines le chemin de Montevideo. La destruction de l'armée de Rivera á l'Arroyo-Grande laissait la République-Orientale á la merci de Rosas. La capitale, Montevideo, n'é-— 36 — tait par fortifiée. Les anciens remparts se trouvaient depuis longtemps enclaves dans une ville nouvelle qui s'était étendue bien au-delá, et dont les abords ne présentaient aucun obstacle á l'ennemi. Cependant, malgré la consternation genérale, le gouvernement ne se laissa point abatiré.II y avaitalors a Montevideo un general, refugié argentin, dont nous aurons á parler plus tard et qui a toujours eu dans les événements du pays une part considérable : c'était le général Paz. Investí du com- mandement militaire de la ville, il se mit aussitót á IVeuvre, et sous sa direction les travaux commencérent sur tous les points. « Si j'ai vingt jours a moi, avait-il dit en apprenant la défaile de Rivera, la place ne sera pas prise. » Oribe lui en donna soixantc-dix (i). Quand l'armée argentine arriva devant Montevideo, la ville était sauvée. Enfermée dans un nmr d'enceinte appuyé d'un fossé, elle se trouvait en outre protégée par une ligne extérieure de fortins armés de canons. Ces travaux n'étaient rien sans doute au poiut de vue de la fortification moderne, et ils n'auraient pasarrété un instant des troupes européennes, mais ils suflisaient pour le pays. Exclusivement habi- tués a la guerre de cbicane et d'ernbuscade, les gauchos sont étran- gers aux combats réglés, et redontent par-dessus tout les effets de l'ar- tillerie. Cette muradle d'enceinte, élevée á bauteur d'appui, devant un fossé large de deux métres a peine, était pour eux un obstacle á tout jamáis infranchissable. Toutefois Montevideo n'avait pas une garnison suffisante. Le gou- vernement, en réunissant les quelques soldats dont il disposait et en armant les négres, était bien parvenú á enrégimenter deux mille et quelques cents hommes; mais c'était peu pour une ligne de défense aussi étendue. II songea aux étrangers. La population francaise, qui comptait environ dix-huit mille ames, s'était vivement émue de l'ap- proche d'Oribe. Dans la prévision d'une prise d'assaut, les agents fran- cais avaient arrété des mesures pour protéger leurs nationaux. Une organisation armée avait été préparée, des postes désignés en cas de péril, enfin des signaux, établis avec l'escadre mouillée dans la rade, devaient assurer le concours des marins pour la défense des personnes et des propriétés. Ce premier armement était un secourstrop précieux pour que le gouvernement montévidéen ne cherchat pas á l'exploiter á son profit. II voulutdonc former aussitót une legión francaise. A des insinuations faites auprés de tous les hommes influents, on joignit des promesses d'argent, des recompenses territoriales, etc.; rien, en un mot, ne fut négligé pour rattacher les Francais á la cause de la ville. (1) La distancc qui séparait Oribe de Montevideo n'était que de quatre-vingts lieues; mais les armées du pays se meuvent t rés-1 en temen t, par suite d'une inimense quantité de chevaux et de charrettes qui marchent toujours avec elles. — 37 — Cependant Ies justes protestations du cónsul de France et ses démarches énergiques pour empécher un armement illégal auraient probable- ment paralysé ces efforts d'un gouvernement aux abois, si une cir- constance ne füt venue décider la question. Le Ier avril, Oribe lanca une proclamation dans laquellc il déclarait qu'il « ne respecterait ni dans leurs biens ni dans leurs personnes les étrangers qui prendraient parti pour les sauvages unitaires. » Cette proclamation, justement qualifiée par le commodore anglais d'acte de pírate, eut un effet con- traire á celui qu'altendait Rosas. Indignés de ces menaces barbares, les Francais n'écoutérent plus rien et résolurent de se défendre. La légion francaise se forma aussitót. On a cherché plusieurs fois, en Europe, á présenter la légion fran- caise de Montevideo comme une reunión d'aventuriers et une minorité turbulente. Rienn'est moins exact: cette légion, qui comptait environ 3,400 hommes (1), représentait, au contraire, la grande majorité de la population francaise de Montevideo. Elle se composait non-seulement des colons et des ouvriers, mais encoré de la presque totalité des mar- chands établis depuis longtemps dans la ville. Sans doute il se trouvait parmi ces Francais quelques hommes pour lesquels l'armement n'avait été qu'une occasion d'intrigues ou de spéculations personnelles; ces exceptions étaient inséparablcs des circonstances. Néanmoins, si un petit nombre avait cédé aux suggestions de meneurs intéressés, l'im- mense majorité n'avait fait qu'obéir á l'instinct de la défense et de la conservaron. L'amiral Massieu de Clerval avait offert, il est vrai, á ses nationaux de les transporter sur le territoire brésilien; mais une popu- lation aussi considérable pouvait-elle émigrer en masse? Ces colons pouvaient-ils abandonner tout a coup leur nouvelle patrie, leurs inté- réts de fortune, leur foyer domestique, tout leur avenir eníin et celui de leur famille, pour aller demander l'existence á une autre terre? Or, obligés de rester a Montevideo, les Francais n'avaient que deux partis á prendre : ou s'en rapporter a la bonne foi bien connue de Rosas et livrer la ville á l'armée d'Oribe, qui avait mis á feu et á sang les plus belles cités argentines; ou bien se défendre et attendre les événements. L'alternativc ne pouvait étre douteuse. Certains d'avance que leur unión constituait une forcé invincible, ils préférerent rester eux- mémes la garantie de leur propre salut. Telle a été la véritable raison de l'armement. Si cette raison ne justiíie pas en principe la conduite des Francais, elle l'explique du moins en fait. Les actes du général Oribe étaient peu propres, d'ailleurs, á modi- fier cette résolntion de défense. Non-seulement des cris de mort, pous- sés par les assiégeants, venaient retentir jusqu'aux abords de la ville, (1) Et non pas quinze cents, comme l'afiirmait un article de la Revue nouvelle.— 38 - mais encoré ils remplissaient les colonnes d un Journal écrit sous l'in- spiration du général argentin, et imprimé dans son camp. Ce journal, qui était parvenú á dépasser en violence ceux de Buenos-Ayres, ne se bornait pas aux déclamations les plus extravagantes contre les défen- seurs de Montevideo; il y ajoutait chaqué jour des menaces de ven- geance contre les barbares étrangers, et leur annoncait le sort reservé aux sauvages unitaires. A cette conduite si impolitique et provocatrice d'Oribe, se joignirent bientót des faits plus graves et d'une nature plus odieuse. Qualorze Francais étant restes aux mains des assiégeants, á la suite d'une sortie malheureuse faite par la garnison, le jour suivant, leurs cadavres, horriblement mutiles, furent apportés prés des lignes extérieures et exposés á la vue des habitants. Ces actes de barbarie sau- vage, employés par Oribe comme moyens d'intimidation, devaient produire sur les Francais un effet contraire; ce fut ce qui arriva. La legión devint, á partir de ce moment, inaccessible á toute transaction. Vainement l'amiral Lainé, arrivé en 1844 avec les instructions les plus pressantes, renouvela-t-il Ies tentatives de son prédécesseur; il échoua comme lui. S'adressant alors au gouvernement de Montevideo, l'ami- ral lui demanda formellement de dissoudre lui-méme la legión fran- caise; mais cette sommation, qui sembiait devoir réduire la ville a toute extrémité, demeura sans résultat. Par une résolution spontanée, les légionnaires renoncérent á la qualité de Francais, et, quittant aussitót la cocarde et le drapeau tricolores, ils arborérent les couleurs orien- tales. Dans cette situation, l'amiral ne pouvait plus rien : il devait se borner á attendre. C'est ce qu'il fit (I). Assuré désormais du cóté des Francais, le gouvernement de Mon- tevideo restait sans craintc pour la súreté de la ville. Outre la lé- gion francaise, il s'était formé, sous le nom de légion italienne, un camp de volontaires, Sardes ou Génois pour la plupart, composé de six cents hommes déterminés et commandés par un ofíicier d'un haut mé- rite, le colonel Garibaldi (2). Ces deux légions, réunies á quatre batail- lons de noirs, á un corps d'Argentins réfugiés, eníin á un certain nombre de gauchos démontés auxquels on donnait le titre de dragons, formaient un effectif de six á sept mille hommes. La ville, ainsi défen- due, pouvait défier tous les eflbrts de Rosas. Néanmoins l'attitude de la population francaise n'était pas la méme dans toute la République-Orientale. Si le désir de proteger leurs per- sonnes et leur fortune avait porté Ies Francais de Montevideo á prendre (1) Nous n'avonspas besoin Je justifier ici la conduite tenue á cette occasion par l'iio- norable amiral Lainé, a qui fon a été jusqu'a reprocher de n'avoir pas fait usage de ses canons contre la population francaise ! (2) Depuis general et aujourd'hui en Italie. — R — partí pour le gouvernement, des considérations atialogues avaiewt dé- terminé les Francais du dehors á se jeter dans une voie contraire. De part et d'autre, l'intérét personnel avait dicté les résolutions. Des huit á dix mille Francais répandus sur la surface de la campagne, la moitié á peu prés se trouvaient établis dans le voisinage de la ville. Résidant sur un territoire oíi l'armée de Rosas dominait sans aulre loi que la forcé, vivant au milieu des chefs et des soldats argentins, il y avait urgence pour eux de se rallier, au moms en apparence, au géné- ral Oribe. A ce prix seulement ils pouvaient espérer de sauver leurs propriétés. A cette nécessité de prendre en quelque sorte part á la que- relle, se joignaient d'autres circonstances propres á exciter encoré les esprits. Parmi ces Francais se trouvaient un certain nombre d émigrés de Montevideo. Les uns avaient quitté la ville par suite de débats per- sonnels nés á l'oecasion de larmement, les autres pour se lívrer á des spéculations avec l'armée assiégeante, d'autres, enfm, pour attendre auprés d'Oribe une victoire qui leur paraissait prochaine et dont ils es- péraient partager les proíits. Irrités de la résistance de la ville, ces émigrés travaillaient chaqué jour á exaspérer leurs compatriotes contre les légionnaires de Montevideo. Ils représentaient ceux-ci comme les auteurs de tous les maux du pays et comme le seul obstacle au réta- blissement de la paix. Peu soucieux du prix auquel pouvait s'acheter cette paix momenta- née, oubliant le péril que couraient la politique et le commerce de la France dans la Plata, ils sacrifiaient volontiers tous les intéréts á venir pour leurs intéréts du moment. Liant eníin leur cause á celle du dic- tateur, ils en étaient venus, comme lui, á qualifier d'usurpatrices Ies autorités légales de Montevideo, et á ne voir d'autre gouvernement oriental que celui qui fonctionnait sous la tente du général assiégeant. Les mobiles étaient done les mémes des deux cótés. Dans l'intérieur de la ville et au dehors, chacun avait obéi á la nécessité et marchait avec le parti qui servait ses intéréts. Ainsi s'était dessinée la double attitude que présentait á cette époque la population francaise de la République- Orientale. Nous ne parlons pas des Francais établis sur les bords de l'U- ruguay; momentanément éloignés des événements, ils n'y prenaient aucune part (1). Le siége de Montevideo se prolongeait ainsi depuis longtemps sans que rien n'en fit prévoir le terme, quand une nouvelle vint jeter tout á coup la consternation dans la ville et fairepousserdescrisdetriomphe (1) II faut remarquer toutefois que les Francais résidant aux enviions de Montevideo ne formaient qu'une faible minorité de l'émigration francaise. Les proteítatlon» qu'ilí ont plusieurs fois signées, par suite d'une contrainlc incessante exercée sur eux, n'étaient que l'oeurre des meneurs les plus intéressés.— 40 — au camp d'Oribe. Elle annoncait que l'armée de Rivera n'existait plus, et qu'elle avait été détruite á India-Muerta, au lieu méme oü jadis Arti- gas avait succombé sous les Portilláis. Aprés la hataille de l'Arroyo-Grande, l'ancien président de Monle- video, échappé avec quelques cavaliers, n'avait pas tardé, coinme á son ordinaire, á reparaitre sur un autre point. Entrainant, avec son pres- tiré irresistible pour les Orientaux, tous les gauchos qu'il rencontrait, il s'était fait rapidement une nouvelle armée qui ne coniptait pas moins de 6,000 bommes. Cette armée, á laquelle s'étaient réunies un grand nombre de familles, composait une véritable population nómade. Plu- sieurs centaines de charrettcs portant les femmes, les enfants, les vicil- lards et les provisious, marcbaient avec elle, suivies de troupeaux con- sidérables. Selon l'usage, chaqué cavalier menait en outre plusieurs chevaux. Bien inférieure d'ailleurs aux troupes de Rosas, l'armée de Rivera ne conservait dans ses mouvements ni ordrc ni discipline. Con- fiante dans la connaissance admirable que son chef avait de la campa- gne, elle le suivait aveuglément, certaine de n'étre jamáis surprise. Chaqué soir, dans les haltes, les charrettes, dételées et rangées sur une vaste étendue, formaient une sorte de ville ambulante, et chacun re- trouvait sous ce toit mobile sa famille et ses habitudes. Le jeu et ladé- bauche, dont le général enseignait si bien l'exemple, se rencontraient sans freins partout. Bien que cette armée ne püt menacer les forces d'Oribe qui occu- paient la campagne, elle ne laissait pas d'étre pour Rosas un sujct d'in- quiétude. Si, en eflet, elle eút pu se rapprocher de Montevideo, Oribe, attaqué a la fois par Rivera et par la garnison de la ville, couraitle ris- que d'une posilion critique. Le dictateur résolut done de ne pas atten- dre cette éventualité, et le général Urquiza fut détaché avec sa división, forte de cinq mille bommes, a la poursuite des Orientaux. Rivera se trouvait alors dans le nord du département de Maldonado. La campa- gne fort aecidentée á cet endroit, coupée de bois et de monticules, lui était favorable pour se dérober á son adversaire; il pouvaits'y mainte- nir longtemps sans engager une action. Mais Rivera ne compte plus avec les batailles. II en avait tant livré sans que, vainqueur ou vaincu, le péril arrivát jusqu'á lui, qu'il voulut tenter une fois encoré de ressai- sir la fortune. II attendit done l'ennemi a India-Muerta. Coinme on le sait, les batailles en Amérique, bien que suivies inva- riablement de longs et pompeux bulletinsénumérant les plus savantes dispositions stratégiques, ne durent jamáis qu'un instant. Elles se bornent, presque toujours, á un choc plus bruyant que redoutable, dans lequel les premiers qui prennent peur et tournent bride sont les vaincus, souvent sans avoir perdu personne. Les gauchos de Rivera, mal montes, mal équipéfl et á peine armes, n'étaient pas en état de se — 41 — mesurer avec Ies cavaliers d'Urquiza , relativement disciplinés et aguerrís. Des la premiérecharge, l'armée montévidéenneétaiten pleine déroute. Comme á l'ordinaire, la bataille n'avait pas été sanglante; mais, selon l'usage introduit par Rosas, les suites en furent terribles. Fidéle aux traditions du dictateur de détruire « l'abominable race des sauvages unitaires,» le général l'rquiza n'épargna personne. Les pri- sonniers, au nombre de mille environ, furent impitoyablement mas- sacrés aux cris de Vive /{osas! vive le restaurateur des fots (1) !• II va sans diré que Rivera avait pris la fuitc un des premiers et se trouvait en süreté. Tant que le gouverncment de Montevideo avait eu son armée, et que son prestigicux général s'était maintcnu dans la campagne, il avait conservé l'espoir de continuer la lutte. La défaite d'India-Muerta le terrifia. La campagne entiére était désormais au pouvoir de Rosas, ses troupes oceupaient tous les points du littoral, et Montevideo seul res- tait comme le dernier boulevard de l'indépendance oriéntale. Mais ce boulevard lui-méme ne pouvait résister longtemps. Le dictateur avait bate de recueillir les fruits de sa victoire. Des bruits d'intei vention européenne commencaient d'ailleurs á se répandre au Brésil; il fallait doñeen finir au plus tót avec les sauvages unitaires. Des ordres furent envoyésá Oribe pour concentrer davantage ses forces sur Montevideo, et á l'amiral Brown, chef de la tlottille argentine, pour resserrer le blocus de la place. Ce blocus, dont nous n'avons pas encoré parlé, était fait par cinq ou six petits bátiments achetés au commerce et armés en guerre. Jusqu'a- lors il n'avait été que partiel. II prohibait l'entrée des munitions de guerre et des bestiaux, mais il laissait passer les farines, les vins, les légumes secs, etc. Quoique la plupart des stations navales étrangéres fissent elles-mémes rigoureusement observer par les bátiments navi- guant sous leurs pavillons les clauses du blocus, Montevideo n'en souf- ffrait que médiocrement. Outre les navires qui trompaient souvent la croisiére argentine et entraient avec des bceufs chargés sur la cote du Brésil, le petit port de Buceo, situé á quelques milles de Montevideo et appartenant á Oribe, fournissait suffisamment le marché de la ville, et la viande n'y manquait pas. La station portugaise, qui s'y approvi- sionnait chaqué jour comme les autres, avait organisé sur une vaste échelle une contrebande fort lucrative, en revendant un franc cin- quante centimes le soir aux assiégés ce quelle avait payé le matin dix (1) Ce fait odieux, démenti comme tous les faitsde ce gema par des journaux de Ro- sas, a ¿té confirmé par la déposition signée d'un capitaine du commerce fl aneáis, témoin oculaire, et par le rapport ofliciel du commandaiit Sullivan, du brick de guerre auglais Philomel, envoyé sur les lieux par l'amiial Inglclield,— 41 — centimes aux assiégeants. Enfin l'hópital recevait gratuitement de l'es- cadre francaise la quantité de boeuf nécessaire aux malades. Les per- sonnes aisées et le comnierce étranger payaient done seulement plus clierqu'á l'ordinaire leur consomniation quotidienne; quanta laclasse pauvre, elle trouvait dans le poisson excellent de la baie une nourri- ture faeile et trés-abondante. Mais un blocus absoluet sans conditions, tel que levoulait dósormais Rosas, devait promptement décider la question. Avec ce blocus Mon- tevideo était réduit. Le chargé d'affaires de France á Buenos-Ayres, M. de Bourboulon, et l'amiral Lainé, chef de la station, se fondant sur ce que l'acceptation par la France d'nn blocus partiel n'entrainait pas la conséquence qu'elle en admil un plus complet, refusérent de le re- connaitre jusqu'á ce qu'ils eussent recu des instructions nouvelles. Sur ees entrefaites, un autre chargé d'affaires était arrivé de Paris. Soit qu'il envisageát autrement la question, soit qu'il crüt mieux in- terpréter les intentions de la France, ce nouvel agent fut d'une opi- nión contraire. II reconnut officiellement le droit de Rosas d'établir son nouveau blocus, et il écrivit au chef de l'escadre de n'y meüre aucun obstacle (1). Obligé de déférer á cette injonction, l'amiral Lainé lit aussitót savoir á l'amiral argentin qu'il admeltait le blocus absolu. Seulement il prit un délai pour la súreté des opérations faites par le commerce francais sous l'empire des conditions précédentes. C'en était done fait de Montevideo, et la question de la Plata touchait á une so- lution désastreuse, quand un événement vint tout á coup changer la face des dioses. Cet événement était l'intervention de la France el de l'Angleterre. V. L* INTERVENCION FRANCO-ANGLAISE--M. DE MACKAU ET LE TRAITE DE 1840. — NÉGOCIATIONS DE BUENOS-AYRES EN 1845. - DÉCLARATION DE BLOCIS. -EXPÉD1TION DU PARANA. — COMBAT ü'OBLIGADO. Depuis longtemps le Brésil supportait impatiemment la guerre qui ensanglantait les rives de la Plata. La prolongation des hostilités com- promettaiten effet gravement tous ses intéréts. Ü'une part, la province de Rio-Grande du sud, insurgée contre le gouvernement imperial, et (1) Sans doute, tout belli-érant a le droit parfait d'établir un blocus comme ¡1 l'entend, mais nous verrons plus tard que cette position meme de belligérant, prise par Rosas, constituait une complete violatiou des traites. — 43 — limitrophe de la Bande-Orientale, servait á chaqué instant de refuge aux belligérants, qui venaient y encourageret aider méme la rébellion. D'une autre part, l'issue probable de la lutte en faveur de Bosas était également menacante pour l'avenir, en amenant sur la frontiére bré- silienne un voisin dangereux. Maitre de Montevideo et de l'État-Orien- tal, le dictateur pouvait vouloir plus encoré, et dés-lors il devenait peut-étre difficile de le contenir. Aussi longtemps que le gouverne- ment de Bio-de-Janeiro avait eu son armée employée contre les re- belles de Bio-Grande, il s'était habilement tenu á l'écart, en affectant, ál'égard de Bosas, une neutralité complete; mais, en 1844, les dioses changérent. Cette vaste insurrection, qui durait depuis httit ans et absorbait les torces et les ressources de l'empire, se termina enfin par des transactions inespérées. Les chefs rebelles se soumirent. Débarrassé aussi heureusement d'une affaire intérieure qui avait touché si long- temps á sa stabilité, le Brésil voulut rentrer aussitót dans la question de la Plata. Au mois d'octobre 4844, le vicomte d'Abrantés partit de Rio-de-Janeiro pour l'Europe. Cet agent avait une double mission. Oslensiblement il était envoyé auprés des États allemands du Zollverein pour y traiter des intéréts commerciaux du Brésil; mais secrétement d'abord il avait ordre de se rendre en Angleterre et en France, afin d'y sonder les dispositions des gouvernements á l'égard de Montevideo, et, dans le cas oü ees disposi- tions seraient conformes á celles du cabinet imperial, il devait provo- quer les deux grandes puissances á s'unir au Brésil pour une triple in- tervention dans la Plata. Les premieres ouvertures du vicomte d'Abrantés furent assez favo- rablement écoutées á Londres. Le commerce anglais, celui de Liver- pool surtout, se plaignait depuis longtemps de la prolongation d'une guerre qui entravait ses affaires et lui faisait éprouver des pertes con- sidérables. Aprés quelques pourparlers, lord Aberdeen déclara done á l'envoyé brésilien que le consentement de la France déciderait proba- blement celui de l'Angleterre. Fort de cette déclaralion, le vicomte d'Abrantés partit pour Paris. La politique adoptée par le cabinet du 29 octobre, et l'attitude encoré plus marquée qu'il avait prise récem- ment enexigeant ledésarmement de la légion francaise, semblaient faire craindre que l'envoyé brésilien ne vint se heurter á Paris contre une résolution bien arrétée de neutralité quand méme. II n'en fut cepen- dant point ainsi. Autant le ministére, se souvenant des longues et eoü- teuses erreurs du premier blocus, répugnait á rentrer seul dans une question dont il conservait l'illusion de se croire á tout jamáis sorti par le traité de 4840, autant il céda faeilement devant l'idée d'une in- tervention commune avec l'Angleterre. Ainsi posee, la question pre- ñad, en effet, une double face. En intervenant de concert avec la— u — Grande-Bretagne, on servait á la fois deux intéréts, dont l'un surtout avait une haute importance d'actualité. D'une part, on mettait fin anx plaintes incessantes des Francais de Montevideo et aux attaques qu'elles suscitaient contre le gouvernement; de l'autre, on répondait victorieu- sement au défi jeté chaqué jour par l'opposition de renouer l'entente cordiale brisée en 1840. Quel témoignage plus éclatant le ministére pouvait-il donner de ses bonnes relations avec l'Angleterre qu'en montrant les agents etles marines des deux nations unis dans un effort commun pour pacifier les rives de la Plata? La médiation armée fut aussitót résolue. Toutefois plusieurs considérations déterminérent les deux cabinets á refuser la coopération du gouvernement brésilien. lis objectérent qu'il était plus prudent de ne pas engager le Brésil dans une lutte contre ses voisins, et d'éviter ainsi pour l'avenir de nouveaux motifs de rivalité entre l'empire el les républiques belligérantes (1). C'est ici le lieu d'expliquer en peu de mots ce qu'était exactement l'intervention franco-anglaise, car, soit dans la presse, soil á la tri- buno, on l'a rarement présentée sous son véritable jour. En fait, rien n'était plus utile, d'une politique plus sage; en droit, rien n'était plus juste, mieux fondé que cette intervention. Un court examen des faits suffit pour s'en convaincre. Les puissances médiatrices disaient a Bosas : « Le gouvernement de Buenos-Ayres a solennellemcnt reconnu l'indépendance absolue de la République-Orientale par deux traites : le premier, passé avec le Brésil sous la médiation de l'Angleterre, en aoüt 4828; le second, avec la France, en 1840. Or, la guerre que vous faites en ce moment á Monte- video constitue la violation ílagrante de ees traités. De deux dioses l'une : ou vous agissez pour votre propre compte, et alors vous outre- passez les droits de belligérant en voulant renverser le gouvernement oriental pour lui substituer votre domination dans la personne de Tan- cien président Oribe, devenu général argentin; ou bien vous combat- tez comme allié du général Oribe, et alors vous vous immiscez dans les affaires intérieures de la République-Orientale. Dans les deux cas, vous attaquez l'indépendance de cet État, car vous venez a main armée lui imposer un clief. Pour respecter cette indépendance, laissez les Orientaux s'arranger entre eux. Les étrangers, dites-vous, ont prisles armes pour la défense du gouvernement de Montevideo. Oui, sans doute; mais ils n'ont pris ees armes qu a l'arrivée de vos troupes et (I) Ce refus d'adjoindre le Brésil á l'iiilcrvenlion, tlü principalement á l'entente peu complete qui subsistait alors entre rAnpleterrc et le cahinet de Hio-dc-Janeiro, est une faute regrettable. Soit que l'on agH seulement par la voie diploinatique, ou que l'oO fíit contraint de recourir á la forcé, la coopération du gouvernement brésilien était d'une incontestable importance, et offrait toules les garantios de francbise et de loyauté. — 45 — pour proteger leurs personnes et leurs propriétés. Retirez vos troupes, et nous nous engagerons á désarmer aussitót les étrangers de Monte- video. Que les Orientaux, affranchisde toute influence extérieure, choi- sissent librement le chef qui leur convient, et, quel qu'il soit, nous le reconnaítrons. Depuis trois ans cetle guerre, dont les sanglantes re- présailles désbonorent l'humanité, entrave les relations de l'Europe avec ce pays et fait éprouver au commerce des pertes irréparables. L'inlérét de tous veut le rélablissemcnt de la paix. Quant a vos droits de belligérant, nous sommes préts a vous en garantir la conservation et a vous assurer les indemnités et avanlages qui vous seraient dus. Hédiateure impartiaux, nous ne réclamons que la paix et l'exécution des traités. » Telles étaient en substance les instructions des deux gou- vernements. 11 est done facile de voir que les puissances ne venaient pas, ainsi qu'on l'a souvent répété, prendre parti pour Montevideo contre Rosas, pour Rivera contre Oribe, pour les unitaires contre les fédéraux. Les intéréts de personne ou de localité étaient soigneusement mis á l'écart pour l'intérét général, celui d'une paix durable basée sur le maintien des traités existants. En fait et en droit, nous le répétons, rien n'était mieux fondé, moins discutable que l'intervention. L'Angleterre avait choisi pour son agent dans cette affaire M. Gore Ouseley, nommé récemment ministre de la reine a Buenos-Ayres, et qui se rendait précisément á son poste. Comme la France n'avait alors dans la Plata qu'un chargé d'affaires, et qu'il était nécessaire d'envoyer un représentant d'un rang égal a celui du ministre d'Angleterre, le gouvernement désigna M. le barón Deffaudis. Ce choix était excellent. Ancien directeur aux affaires étrangéres, successivement ministre de France au Mexique et prés la diéte de Francfort, M. Deffaudis était plus que personne propre á une mission de ce genre. Habitué aux négocia- teurs cspagnols, ferme et conciliant a la fois, inflexible sur le but, facile sur les moyens, le plénipotentiaire de France présentait toutes les garanties que peuvent offrir la haute expérience des affaires et la longue pratique des hommes unies au caractére le plus honorable. Mais, tandis que Ton posait ainsi sagement les bases de l'intervention, en l'appuyant sur des ordres excellents remis á un agent des plus ca- pables, on s'interdisait d'avance tout succés par la plus fácheuse com- plication. M. Deffaudis était encoré dans le port de Brest qu'un autre agent, envoyé dans le méme but, faisait voile vers la Plata. Quoique cette double mission ait été plusieurs fois le sujet de discussions publi- ques á la tribune et dans les journaux, nous croyons devoir en faire connaitre ici la cause. Parmi les membres du cabinet francais, un seul avait obstinément protesté contre l'intervention : c'était M. le vice-amiral de Mackau. En- voyé subitement á Buenos-Ayres, en 1840, M. de Mackau n'avait sé-— 46 — joumé dans la Plata que le temps nécessaire pour y recevoir, sur lej hommes et les dioses, les impressions premieres, impressions tou- jours incomplétes et fausses trop souvent, dans les pays espagnols sur- tout. A cette époque, les csprits étaient fatigues par trois années de guerre, et chacun désirait la paix. Tout le monde, ceux-lá surtout qui voulaient un arrangement á tout prix, saluaient d'avance le nouvel en- voyé cornme le pacifícateur du pays, et le bátiment oñ floltait son pa- villon comme l'arcbe d'oü allait s'envoler la colombe chargée de por- ter le rameau d'olivier dans toutes ees inalheurenses provinces. M. de Mackau ne savait rien de la question de la Plata; il apprit a la connaitre par le general Rosas lui-méme. A peine débarqué, l'amiral fut logé au Cbateau-fort de Buenos-Ayres et défrayé par le trésor public. Tous les honneurs luí furent rendus. Environné des agents du dictateur. toujours escorié de deux généraux argentins ebargés de veiller avec un soin particulier sur sa personne, rien ne pouvait venir du deliors qui dérangeát le programme arrété d'avance pour recevoir dignement l bóte du maitre. Tout cela, d'ailleurs, n'empécliait pas la négociation de suivre son cours. De fréquentes entrevues avaient lieu entre l'ami- ral et le general Rosas ou son ministre don Felipe Arana. Cette fois, le dictateur trouvait enlin un agent trancáis qui n'était pas vendu á ses ennemis! il pouvait done parler sans réserve et s'épancber librement! C'est ce qu'il íit. Avec cette babileté de langage commune aux négociateurs espa- gnols, et qui est développée chez lui á un degré merveilleux, le gé- néral Ro^as déroula devant M. de Mackau le sombre tableau des évé- nements de la Plata. Qui avait allumé ees longues guerres et couvert les provinces argentines de sang et de deuil, si ce n'était les sauvages nnitaires réfugiés a Montevideo? Leurs crimes n'excitaient-ils pas en- coré cbaque jour, dans les rúes mémes de Buenos-Ayres, une efferves- cence populaire impossible á réprimer? Ces immondes incendiaires ne persistaient-ils pas á méconnaitre le pardon généreux et les garanties que leur offrait le general Rosas'? Car enfin, que voulait-il, lui, le ge- neral Rosas, sinon le bonheur de tous? Élu contre sa volonté parle peuple, n'était-il pas toujours rappelé au pouvoir malgré ses constante eüorts pour rentrer dans l'obscurité? Et cependant de quelle noire in- gralitude ne le payaient pas ses ennemis? etc., etc. Telles étaient les tbéses quotidiennes sur lesquelles s'abandonnait avec amertume le dictateur de Buenos-Ayres. Qui eüt pu l'écouter froidement et refuser un écbo á ses douleurs? Cependant il était un aveu que le général Rosas n'osait faire á M. de Mackau, dans la craiute sans doute que son émotion ne le trabít; il en cbargea don Felipe Arana. Celui-ci, qui développait cbaque jour, avec une faconde intarissable, les thémes de son inailre, prolita de la pre- — 47 — miére occasion pour éclairer M. de Mackau sur les intentions du gou- verneur. « Le traite que vous allez signer, lui dit-il, va combler, du reste, tous les voeux de Son Excellence, car il lui permettra de réaliser enfin un projet dont elle m'entrelient souvent. Aprés avoir assuré la paix de la république, l'illustre général compte abdiquer le fardeau du pouvoir. Seulement il veut demander une récompense á son pays; la seule désormais qu'il ambitionne, c'est la faveur d'aller le représen- ler á Paris, pour y admirer de plus pres les vertus du roi des Fran- jáis. » L'émotion de don Felipe, en prononcant ces derniers mots, s'était communiquée á son interlocuteur qui, se levant pour sortir, lui |irit les mains avec attendrissement et l'assura qu'il allait faire con- naitre en France ce nouveau trait de grandeur d ame du gouverneur de Buenos-Ayres (i). C'est sous ces impressions, fortiíiées cbaque jour davantage dans son esprit, que M. de Mackau avait quitté Buenos-Ayres. Le traité d'oc- tobre, qui n'était que la consécration de toutes ses idees sur le dicta- teur, assurait á tout jamáis, selon lui, la paix et le bonbeur dans la Plata. Le général Rosas ne restait-il pas le seul maitre? A quelles mains plus dignes pouvait-on confier les destinées du pays? II est done facile de concevoir le bouleversement qu'apportait dans les convictions de M. de Mackau l'idée d'une intervention nouvelle dans la Plata, de ña- uare á y compromettre un pouvoir qui lui apparaissait comme l'idéal des gouvernements. Néanmoins, quelle que füt sa répugnance á voir revenir sur l'ceuvre dont il s'était tant félicité, le négociatenr de 4840 dut se réunir á ses collégues et céder surtout a une volonté devant la- quelle s'inclinait son dévouement. Toutefois il y mit une condition. B voulut que son aide-de-camp, M. le capitaine Page, se rendit de sa part auprés de Rosas. Indépendamment de l'expression des sentiments per- sonnels de M. de Mackau dans cette affaire, M. Page devait porter au dictaleur une lettre écrite par M. Guizot á son collégue de la marine. Cette lettre, sufíisamment connue, déclarait que « la France n'avait pas un instant l'idée de porter la moindre atteinte au pouvoir du géné- ral Rosas; que la médiation n'avait absolument rien qui lui fut bos- tile; qu'on ne voulait que la paix, qu'on désirait conserver avec lui les bonnes relations établies en 1840; enfin, que M. Page, mieux que per- sonne, était en état d'expliquer les véritables intentions du gouverne- nient trancáis. » Sans doute, M. Page, bomme d'esprit et écrivain dis- üngué, était fort propre á remplir une mission quelconque; mais que diré de celle qu'on lui coníiait? Comment qualifier cette idee d'en- voyer, á cóté d'un agent ofticiel dépositaire des ordres de son gouver- (1) M. Arana se plait encoré aujourd'hui á citer souvent cette preuve de sensibilité de M. de Mackau.— 48 — nement, un autre agent subalterne chargé d'expliquer confidentielle. ment « les véritables intentions » de ce méme gouvernement? Quoi qu'il en soit, la mission particuliére de M. de Mackau entrainait avec elle un résultat inséparable qui ne se fit pas attendre. L'arrivée de M. Page á Buenos-Ayres suffit pour déterminer la conduite de Rosas. En apprenant les « véritables intentions » du ministére, le dictateur ne douta pas un instant que la France n'eüt résolu de l'aidcr a linir la guerrc a son prolit, en donnant une seconde édition au traite de 18i(). Une autre circonstance, d'ailleurs, venait encoré raff'ermir cette con- viction; c'était l'attitude du ministre d'Angleterre. Arrivé quelqoe temps avant son collégue, M. Ouseley attendait sans prendre position. Esprit fin et rompu á la diplomatie, mais caractére extrémenient doiu et facile, il écoutait tout et laissait l'airc autour de lui sans jamáis pro- tester. 11 n'y avait done plus d'obstacles, et la négociation s'arrangeait á merveille. Les puissances livraient Montevideo a l'armée argentine, on en linissait avec les sauvages unitaires, et les deux rives de la Piala ne reconnaissaient plus qu'un maitre. Tout était reglé d'avance, IL i y avait Hura qu'a signer. Les dioses en étaient la le 28 mai, jour oii le plénipotentiaire de France mouillaitdevant Buenos-Ayres. Certes, si jamáis Rosas avait osé rever un complet triompbe, il dut croire que la fortune le lui donnait. Les deux premieres puissances ilu monde venant l'aider á écraser ses ennemis et couronnant ses victoires enreconnaissant sa souveraineté dans toute la Plata! Quelle plus rela- tante consécration pouvait recevoir sa politique? Mais, bélas! l'illusion fut courte. M. üefiaudis était a peine débarqué et réuni á son collégue, M. Ouseley, que tout l'édilice construit sur les «véritables intentions» envoyées par M. de Mackau croulait devant les instructions formelles données aux plénipotentiaires. Loin de reconnaitre le blocus absolu de Montevideo, les puissances médiatrices voulaient une suspensión d'bostilités et la levée du blocus partiel. Au lieu de livrer la ville á Oribe, elles exigeaient, comme mesure préalable á toute négociation, la retraite iminédiate des troupes argentines. Toutefois ce brusque renversement de ses espérances ne déconcerta point Rosas. Habitué aux difficultés, il attaqua résolúment celle qui se présentait. La premiére idée que lui fournit son esprit toujours fertile fut de semer la désunion entre les deux ministres, en les prenant séparément pour les opposer ensuite l'un á l'autre. Mais cette idée n'aboutit pas. Autant M. DefPaudis se déclarait cinpressé d'aller présenter ses devoirs au gouverneur, cbaque fois que celui-ci voudrait bien le recevoir, autant il refusait d'entrer en conférence sans son collégue, et M. Ouse- ley ne se montrait pas plus traitable. Quelle dillérence avec M. de Mac- kau! Désespérant de briser lentente conliale par ses propres élénients, le dictateur songea dés-lors a y introduire un c lément étranger. A cet — 49 — effet, il jeta les yeux sur le ministre des États-Unis, M. W. Brent. Cet agent s'adaptait merveilleusement au róle de comparse qu'on lui des- tinait. Élevé á l'école puritaine la plus radicale, propagateur ardent de la tempérance du pére Matbew, esprit pbilosophique dans l'accep- tion la plus nébuleuse, vieillard fort bonorable d'ailleurs, M. Brent s'ouvrit avec empressrment á I'idée d'intervenir dans I'intervention. Quelques mots d'amérieanisme, semés dans son imaginulion confuse, suflirent pour décider une initiative de sa part. Mais une fois encoré le dictateur n'avait pas rencontré. Ce moyen dilatoire, dont il espérait beaucoup, était ii peine formulé, (pie les plénipotentiaires en faisaient aisénient justice dans une note trés-courte, trés-nette, et sans ré- plique (1). Cependant il restait encoré a Bosas, pour gagner du temps, une derniére ressource qu'il emploie toujours avec succés. C'était de dé- placer incessamment la question et de l'einbrouiller tellement qu'on ne pút en sortir. Jusqu'alors, selon son expression, il était venu á bout de tous les diplomates francais avec «une rame de papier», et il n'y avait aucune raison pour que 31. Detlaudis écbappát au sort de ses prédéees- seurs. Quand on lui citerait, á propos du blocus de Montevideo, tous les blocus modernes; quand on discuterait le traité de 1840 au moyen des traités d'Utrecbt et de Weslphalie; quand on lui parlerait tour á tour de l'Europe, de l'Amérique, du Brésil, du Mexique, d'Alger, de la Confédération, d'Oribe, de Bivera, du droit des gens, du droit des na- tions, du droit public, etc., etc., tout cela accompagné de citations de Vattel, de Grotius, de Puflendorf, etc., il serait bien obligé de s'expli- quer. Or, le temps était évidemment conlre les médiateurs. Tandis que I on discuterait a Buenos-Ayres, on pouvait les dénoncer a l'Europe et les faire rappeler; Montevideo, réduite a toute extrémité, pouvait ouvrir ses portes á l'armée argentine; enfin, l'entente cordiale elle-méme pouvait se briser d'un moment a l'autre, soit par la désunion des agents, soit par quelque collision fortuite entre les deux marines. Certes, tout cela était possible, presque probable; il fallait done avant tout gagner du temps en prolongeant la discussion. Mais lá encoré le dictateur devait écbouer. Pour la premiére fois, il se beurtait contre une diplomatie qui défiait son babileté; les beaux jours de la mission de M. de Mackau étaient passés; la «rame de papier» elle-méme faisait défaut. Les plénipotentiaires écrivaient peu et parlaient moins encoré. Vai- nenient don Felipe Arana, eberebant á les atlendrir sur les malheurs de (1) Le gouverneniPiit de Washiuptoii, en apprenant l'équipée diploniatique de son igent, le rappela aussitót. 4— m — la Bande-Orientale, gouvernée par les sauvages unitaires, leur expo- sait cu regard les vertus fedérales du general Oribe; ils restaient froids á ses récits, ct se bornaient á déclarer que tout cela était trés-vrai sans doute, mais que les aílaires intérieures de Montevideo ne les regar- daient pas, ni le general Rosas non plus, et qu'il íallait d'abord retirer l'armée argentine. Les notes écrites n'avaient pas plus de succés. Fer- mement retranchés dans leurs instructions, MM. Deffaudis et Ouse- ley i)ersistaient á refuser toute discussion élrangére au débat. Mulgré ses eirorts multipliés pour écliapper a une réponse formelle, Rosas fut bientót contraint d'y arriver. Inexorablement ramené á la queslion, c'est-á-dire au rappel de ses troupes et de son cscadrille, exige par les puissances, il dut enfin s'expliquer, et rcfnsa. Ce cas, prévu par les instructions, obligeait les deux plénipoten- tiaires a prendre leurs passe-ports. Le 30 juillet, en présence de la po- pulation de líuenos-Ayres assemblée sur le rivage, ils s'embarquérent avec le personnel de leurs missions. Quelques jours aprés, les forces navales franco-anglaises capturaient devant Montevideo l'escadrille argentine pour la mcttre sous séquestre, et le blocus de Buenos-Ayres était declaré (1). La déclaration de blocus, qui ouvre la seconde pbase de l'interven- tion, restera comino l'uo des actes iniportants de la diplomatie mo- derne dans l'Ainérique du Sud. Jamáis la question qui s'agite depuis quinze ans entre l'Europe et la Plata n'avait été posee avec autant de netteté et dans une circonstance aussi solennelle. Pour la prendere fois, le dictateur de Buenos-Avies était publiquement déniasqué, et cela par deux agents diplomatiques á la fois parlant au nom de la France et de l'Angleterre. Ce manifesté, modele de logique et de vi- gueur, résumait compíétement le débat. Aprés avoir établi le droit des puissances médiatrices et dévoilé les projets ambitieux de Rosas sur la malbeureuse République-Orientale, ruinée et dévastée par les (1) Nous n'avous fait que résumer ici les négociations iJent Oribe, rentré dan* Montevideo, déclarerait n'en avoir plus besoin.— 64 — intraitable champion dans M. de Mackau, qui menacait toujours de sa retraite, si l'on envoyait un soldat dans la Plata. D'une autre part, le ministére anglais, regrettant de s'étre engagé dans une affaire qui se prolongeait au-delá de ses prévisions, et dont le cóté trancáis l'empé- chait peut-étre de bien voir les autres faces, avait háte d'en finir au plus tót (1). Les deux gouvernements décidérent done l'envoi d'un nou- vel agent commim pour renouer les négociations. Le i0 juillet, au lieu de régiments et de canons, l'on vit arriver á Montevideo M. Hood, an- den cónsul d'Angleterre dans la Plata, homme tout dévoué a Rosas et défenseur ardent de son systéme. Le dictateur trioinphait. Lui-méme n'aurait pu mieux choisir. Nous arreterons la le récit desévénements de l'intervention franco anglaise. La mission de M. Hood ouvre, dans l'histoire des relations di- plomatiques de l'Europe avec l'Amérique, des pages que nous laisse- rons á d'autres le soin de remplir. A dater de ce moment, il se dit, il se fait et il s'écrit de telles choses, que nous ne nous sentons pas le courage de les raconter. Jamáis, á aucune époque de l'histoire, pas méme aux plus mauvais jours de la monarchie et dans aucun pays. les circonstances n'avaient fait descendre aussi bas la politique de la France. Aprés avoir, au moyen d'égards et de ménagements inexplica- bles, grandi et fortifié, dans la Plata, un pouvoir ennemi de l'Europe et de la civilisation, un gouvernement basé sur les crimes de toute sorte et dont le couteau est l'unique législation, la France s'était tout á coup souvenue que 25,000 de ses nationaux étaient inenacés par ce gouvernement et que 15,000 d'entre eux se trouvaient traqués de- puis deux ans dans.une ville aux abois. Puis, aprés les avoir se- courus pres de succomber, en leur donnant de nouvelles forces pour ressusciter une lutte prés de s'éteindre; aprés avoir, par sa seule pré- sence, fourni de nouveaux aliments á la guerre, ravivé les haines en relevant les espérances, elle se retirait du combat au moment de s'y engager, abandonnant les vaincus á la bonne foi d'un vainqueur irrité qui n'a jamáis respecté ni convention, ni traité, ni droit des gens, ni aucun droit quelconque! La part de l'Angleterre dans cette incroyable affaire n'est pas moindre. Aprés avoir entrainé la France dans l'inter- vention, au nom de la paix, du commerce et de l'humanité, le jour oíi il fallait agir, elle désertait la lutte, sacrifiant ainsi les intéréts de l'Eu- rope et la cause de la civilisation. Les deux premiéres puissances du monde sollicitant la paix d'un petit État américain aprés l'avoir me- (1) Dans son but de desunir les deux puissances, Rosas a toujours cherché i persua- der á chacune d'elles qu'elle était dupe de l'autre. Cette insinuation, á laquelle le cabi- net anglais parait avoir cédé alors, était absurde. Les intéréts que la France et l'Angle- terre ont á proteger dans la Plata, sont identiquement les niémes. — 65 — nacé de la guerre, et acceptant humblement ses propositions rejetées d'abord avec hauteur; des agents honorables revétus du plus haut ca- ractére, abreuvés d'outrages et assiégés deux ans sans secours par une armée qui compte plus de bandits que de soldats; des amiraux et des escadres condamnés á l'inaction en présence de bravades et d'insultes quotidiennes; des officiers assassinés sous pavillon parlementaire; de paisibles résidents européens dépouillés, enchainés et égorgés dans la campagne; tout cela fait avec une impunité compléte et par les ordres d'un despote obscur, transformé en gouvernement, et qui n'a jamáis eu un seul instant pour lui ni le droit ni la forcé : tel est le triste et hon- teux spectacleque devaient donner á l'Amérique étonnée la France et l'Angleterre (1). Mais ce n'est point tout encoré. A ees longues humiliations devait «ejoindre une humiliation nouvelle, l'insuccés. Malgré la reconnais- sance d'Oribe comme président de Montevideo, malgré la concession de la souveraineté des fleuves au dictateur, malgré l'abandon de tous leurs droits, les deux gouvernements n'ont pu réussir á traiter. Les choses ont suivi leur cours prévu, logique, inevitable. La faiblesse de l'Eu rope n'a fait qu'accroitre davantage l'insolence de Rosas, qui au- jourd'hui exige tout. Au moment oü nous écrivons ees ligues, les deux derniers agents envoyés, MM. Gros et Gore, ont échoué comme leurs prédécesseurs, MM. Hood,Howden et Waleski. Seulement trois années de plus se sont écoulées. Elles marquent pour l'humanité de nouvelles victimes, pour le commerce de nouvelles ruines (2). VIL H GÉNÉRAL ROSAS ET LA CONFÉDÉRATION ARGENTINE. - LA RÉPUBLIQCE DU PARAGUAY. - ÉTAT ACTUEL DE LA QUESTION EUROPÉENNE DANS LA PLATA. — CONCUSION. Si les événements ont pu modifier la position des belligérants de la Wata, la question européenne est encoré la méme á present qu'en 1845. L'enseignement fourni par trois années d'une triste et coüteuse (') Ce n'est pas nous qui CODcluotU, ce sont les fiiits. W Quoique M. le comte Waleski ait succédé ú -M. Hood, il est Join il'avoir suivi la ■neme voic (ue l'agent anglais. Comme le taran Dcnuudis et l'amiral Lainé, M. Waleski a laissé dans la Plata les plus honorables souvenirs.— 66 — expérience, c'est la ce qui reste de l'íntenrention. Tout est encoré i faire. Mais, avant de résumer le débat, nous devons, pour le {toser sur touteg ees faces, examiner quelle est la véritable situatioti de Rosas vis-á-vis des États engagés dans la lutte, et rectifier á cet égard plu- sieurs idees fausses généralement admises en Europe. L'on croit assez volontiers partout qu'il y a une confédération for- mée par la libre association des provinces argentinos; que l'assemblée représentative de Buenos-Ayres est un congrés national; que le general Rosas, élu par cette assemblée, est légalement le chef de la confédé- ration; que la province de Corrientes est en rébellion contre le pouvoir legal; eníin que Rosas, comme organe de cette confédération, exerct un droit territorial sur la navigation du Paraná et de l'Uruguay. Or, rien de tout cela n'existe et ne saurait avoir en droit le plus léger fon- dement (1). Nous avons rapideinent analysé, dans les premiers chapitres, les pbases diverses que traversérent les provinces argentines durant le; premiéres années de l'indépendance. Unies d'abord sous le noni de vice-royauté de Buenos-Ayres, la révolution Ies sépara. Le lendemain de cette révolution, elles combattirent, soit isolément et pour leur propre compte, soit á l'aide d'alliances partielles, soit enfin les unes contre les autres, selon que les intéréts de localité ou les caprices des caudillos dictaient leurs déterminations. 11 résulta de la une rupture de tout lien général entre elles, et leur unité nationale disparut entie- rement. Les réunions successives et épbéméres d'une junte consena- trice en 1811, d'une assemblée genérale en 1813, d'une junte d'obserca- tion en 181 Ti, d'un congrés général en 1816, enfin d'un autre congrh général en 1821, ne purent arréter cette dissolution. Bien qu'elles eu*- sent adopté quelques résolutions remarquables, ees assemblées ue conclurent á rien pour l'organi6atfon du pays; elles se contredirent méme sur plusieurs points importants. II faut remarquer également que les deux derniers congrés n'eurent point lien a Buenos-Ayres, mais le premier á Tucumanet le second á Cordova. Ces fails signiíica- tifs laissaient déjá prévoir la lutte qui devait éclater, et qui dure encoré entre les provinces et leur ancienne capitale. En 1824 eníin, eut lieu la premiére lentative sérieuse d'organisation complete. Le 46 décembre, un congrés, se déclarant constituant, fut installé á Buenos-Ayres. Le 25 janvier 1826, il rendit une loi appelée fondamentale, á la suite de laquelle Rivadavia fut élu président,et (1) Nous demandons pardon de revenir encoré un instant sur les événements passe*. mais un court examen des actes légaux intervenus entre les provinces est nécessaire pour préciser la question et en Unir une fois avec l'échafaudape que Rosas s'est construit d»1" la diplomatie du l'Europe. - 6t — 1 annéesuivtthte ü décrétá lá constilution. Mais les provinces, l'oh s en souviént, refusérent cetle constitution. Elles la qualíflaient d'uniraíre, c'est-á-dire tchdant á fortiíier outre mesure le pouvoir central et á donner á Buenos-Ayres une prépondérance qu'elles ne voulaient point lui accorder. Elles déclarérent leur ferme résolution de n'accepter qu'une constitution fédérale qui conserverait aux provinces, á l'égard de Buenos-Ayres, une liberté, une indépendance et une égalité par- faites. Cette inflexibilité dans la défense des droits provinciaux amena la démission de Rivadavia et flt disparaítre tout gouvernement central. L'administralion de Dorrego vint encoré fortifier les organisations provinciales, en s'efforcant d'arriver par des traitésau systeme fédéra- lif. Les traites qui furent signés par Buenos-Ayres l'année méme de la dissolution du congrés, savoir : le 27 septembre avec Cordova, le 2 octobre avec Santa-Fé, le 27 avec Entre-Rios, et le 11 décembre avec Corrientes, établissaientclairement la situalion des provinces. lis stipu- laient « qu'elles étaient parfaitement égales entre elles et possédaient les mémes droits; qu'une convention, oücbacnne d'ellesenverraildeux députés, serait chargée de régler Ies affaires générales du pays; enfin, qu'en atlendant, et par mesure provisoire, le gouvernement de Bue- nos-Ayres dirigerait les affaires extérieures. » Cette derniére stipula- lion, uniquement déterminée par des circonstanccs géograpbiques, n'était nullement en contradiction avec les premiéres, et n'entrafnait aucune idée de suprématie au profit de Ruenos-Ayres. Outre que l'es- prit du moment ne saurait permettre la supposition contraire, plusieurs faifs manifestent la vérité á cet égard. D'une part, le lieu designé pour la convention n'était pas Ruenos-Ayres, mais bien Santa-Fé; d'une au- tre part, le gouvernement de Ruenos-Ayres ayant voulu introduire quelques changements dans son traité de décembre, la salle des repré- sentants refusa de les admettre. II faut ajouter, enfin, qu'avant la con- clusión de ce traité, Corrientes et Entre-Rios avaient déja signé séparé- ment, le 24 septembre, une alliance offensive et défensive. La révolution de Lavalle, en 1828, ne changeariená cette indépen- dance des provinces, et les alliances partielles continuérent. A la suite de trois conventions préliminaires signées en 1830 par Corrientes avec Santa-Fé, Ruenos-Ayres et Entre-Rios, Ies parties contractantes déci- dérent l'envoi de quatre commissaires á Santa-Fé; denombreuses con- férences eurent lieu dans cette ville. On y parla longuement d'un projet de fédération, de l'établissement d'une représenlation nationale, de la libre navigation du Paraná et de l'Uruguay, etc.; mais aucune de ces queslions ne fut résolue. Le commissaire de Buenos-Ayres, qui avait ses instructions pour cela, se refusait á rien conclure. Les discussions I cet égard devinrent si vives que l'agent de Corrientes se retira. Toute- fois la négociation, un moment interrompue, reprit entre les trois com-— 68 — missaires, et, le i janvier 4831, ils signérent ensemble un traité d'al- liance. Corrientes y ayant bientót aprés adhéré, le traité devint ainsi quadrilatéral. Or, ce traité et celui conclu entre Buenos-Ayres et Cor- dova le 27 octobre 1829 forment absolument tout le droit public écril de ce qu'on veut bien appeler la confédération argentine. II sufíit d'exa- miner les principales clauses de ees traités pour se convaincre que cette prétendue confédération argentine n'a jamáis existéun seul instanl etqu'elle est, comme le reste, une invention de Rosas. L'article 1er stipulait expressément « la liberté, l'indépendance, la représentalion et les droits de toutes les provinces. » L'indépendance provincialeétait enoutre protégéepar l'art. 14, d'aprés lequel lesforces auxiliaires envoyées dans une province par ses alliés devaient rester sous les ordres du gouvernement local. Les art. 3 et 13, prévoyantla possibilité d'une guerre avec les provinces argentines qui ne faisaient point partie de l'alliance, attestaient clairement ce fait, qu'il n'existait point encoré de confédération générale et que cette confédération étail á creer. L'article 8, enlin, assurait á tous les habitants des provinces alliées la liberté la plus complete pour le commerce et la navigation des fleuves. Qii'a fait Rosas de ees conventions. seul et unique fondement legal sur lequel il pouvait asseoir son gouvernement? II a d'abord trouvé moyen de dissoudre la commission représentative de Santa-Fé, par ce motif qu'aux termes de l'article 15 du truité, elle ne devait subsister que jusqu'au rétablissement de la paix, et que cette paix était rélablie. Puis, quand les provinces, arguant de cette décla- ration, ont demandé la formation d'un congrés général, il a répondu avec la méme facilité que l'état de guerre pendant lequel ce congres devait étre différé n'avait pas cessé. Bientót il a employé les argumenta plus décisifs dont nous avons parlé dans un chapitre précédent. II a affubléde ce titre absurde de sauvages unitaires tous ceux qui voulaient des institulions fédérales, et les a traités en conséquence, c'est-a-dire les a fait proscrire et égorger. Quoique des quatorze provinces argen- tines ciuq seulement fussent liées par des traités avec Buenos-Ayres, il les a toutes comprises dans son systéme d'extermination en les faisán! mettre a feu et á sang par ses soldats. Enfin, á l'aide de ees pouvoirs extraordinaires qu'il s'était fait conférer par les représentants de Bue- nos-Ayres sous le coup de la terreur, et qui n'étaient valables toutau plus que pOUi' cette province, il a conclu des traités avec l'Europe et l'Amérique, comme s il était délégué pour cela par le pays; il a entre- pris des guerres de tous les cótés; il a usé et abusé des revenus pnblics et particuliers: il a ouvert ou lermé les fleuves, en a interdit ou per- mis la navigation, selon son intérétouson caprice; en un mot, il aétabli dans ees malheureuses provinces la tyrannie la plus effrénée. sous le — 69 — nom de confédération argentine, titre, il faut le répéter, qui n'a aucun fondement legal, méme apparent, qui n'est pas seníement indiqué comme projet dans aucun traité, et qu'il a inventé uniquement pour jeter la confusión dans les esprits de l'Europe et faire croire que son gouvernement ressemble á un gouvernement quelconque. Nous avons dit ailleurs cequ'est ce gouvernement, quels ressorts le font mouvoir á Buenos-Ayres, les tentalives violentes conlinuées en- stiite pour J'appliquerá Corrientes et á Ja Bépubliqne-Orientale. 11 nous reste á parler du Paraguay, derniére proic convoitée par le dictateur. Aucun État de l'Amérique du Sud n'a eu d'aussi singuliéres destinées que le Paraguay. Engagé d'abord avec les aulres provinces dans Fin- surrection contre l'Fspagne, puis retranebé brusquement de la lutte avantque la révolution ne füt accoinplie, le Paraguay a été séparé du resle du monde depuis 181 i jusqu'á nosjours. Pendant que toutes les colonies espagnoles étaienten feuautour de lui, déchirées parles maux de la guerre et de l'anarcbie, un calme profond régnaitdans ceíte som- bre république. Les barrieres élevéos par la politique de son terrible dictateur, en interceptanttoute cominunication avec le debors, avaient en méme temps empéché la contagión des idées qui bouleversaient alors le Nouveau-Monde. Seule parmi les capitales des provinces his- pano-américaines, l'Assomption offrait toujours le méme aspect qu'au siécle dernier. A l'absolutisme de la métropole avait succédé sans ef- forts et presque sans interruption une tyrannie plus redontable encoré. Le docteur Francia remplacait a lui seul les vice-rois et l'inquisition, et ses arréts sans appel avaient toujours un bourreau prét á les exé- cater. Une parole, un signe, un soupcon, étaient punis de mort. La place qu'habitait le dictateur semblait un lien maudit, et, lorsque les tambours de son escorte se faisaient entendre au loin, les portes et les fenétres se fermaient partout á ce bruit sinistre, et chacun restait glacé de terreur (1). Cet état de chosesqui, pour l'Europe, avait fait du Paraguay une sorte de Japón américain, oü mil ne pénétrait, un pays absolument inconnu, presque fantastique, a duré jusqu'á la mort de Francia, arrivée á la fin de 1842. A cette époque seulement, le Paraguay s'est réveillé de ce sommeil de trente années, secouant les liens d'une servitude plus lon- gue encoré. Cette servitude, en eífet, datait de la conquéte, car, au moment de la révolution, les premiers germes de liberté, étouffés aus- sitót sous la compression de Francia, n'avaient effleuré le sol qu'un instant sans le marquer. Aussi, lorsque le jour de l'aífranchissement a lui pour eux, les babitants du Paraguay se sont-ils trouvés sans éduca- (I) Encoré á présent, beaucoup d'habitants de l'Assomption ne passent qu'en trem- Mant et le chapcau a la rnain devant ranciontie demeui-c de Francia.— TO — tion civile, san? écoles, sans commerce, sans industrie, san» aucun des éléments qui constituent la vie sociale, et fatalement réduits á l'inévi- iable héritage d'un asservissement séculaire qui les laissait encoré presque á l'état primitif. C'est dans cette situation que le Paraguay, aprés avoir renouvelé les anciennes déclarations d'indépendance et constitué son gouvernement, vient aujourd'liui solliciter du monde entier la consécration de sa nou- velle existence et demander á prendre place parmi les nalions amé- ricaines. Étranger jusqu'ici aux dissensions du pays, libre de tout en- gagement au dehors, comme aussi de discordes intérieures ou de que- relles de parti, il se présente avec une unité sans exemple en Améri- que. Ouvrant libéralement ses ports et ses marches au commerce de l'Europe, il offre á l'émigration la plus large hospitalité sur son ter- ritoire, et appelle sans reserve les étrangers au secours de sa civilisa- tion naissante. Mais cet affrauchissement du Paraguay, admis déjá par la plupart des États comme le complément nécessaire de l'indépen- dance américaine, rencontre un adversaire intraitable. Nous n'avons pas besoin d'ajouter que c'est encoré le dictateur de Buenos-Ayres. Déjá nous avons signalé dans l'Amérique du Sud deux systémes eu présence, deux partís hostiles procédant d'éléments opposés. Le pre- mier de ees partís, personnifié jadis dans Rivadavia et les unitaires. représenté aujourd'hui par le Brésil, le Paraguay, l'État oriental, le Cbili, Venezuela et tous les gouvernements éclairés, est celui des idees nouvelles. II veut pour tout le continent l'expansion, la liberté, la co- lonisation, des rapports constants avec l'Europe, enfin la paciücation par le commerce et l'industrie. Le second, dont Francia reste encoré l'expression la plus complete, malgré les efforts de liosas pour l'altein- dre, est au contraire le parti rétrograde, celui des anciennes idees co- loniales. S'inspirant du principe formulé il y a plus de vingt ans par un président des États-Unis : « que l'Europe n'a pas á se méler des ai- faires d'Amérique, et que toute influence exercée par elle est un abu> intolérable, » il met l'Europe á l'index, repousse ses mceurs, son édu- cation, et prétend tranquilliser en reconstituant le passé, c'est-á-dire en fermant les voies au commerce et en retournant a l'isolement du siécle dernier. Mais, outre ees deux partís, on voit se dessiner en- coré en Amérique deux intéréts politiques bien marqués : les États qui oceupent l'intérieur des terres, et ceux placés sur les bordsouá portée de l'Océan. Les premiers font forcé pour s'ouvrir un passageel atteindre cet Océan par leurs tleuves et leurs riviéres; les autres résis- tent et leur en défendent l'abord, car ils craignent d'étre pris á revers ou engagés dans une voie qui ne serait pas la leur, et ils séquestrent derriére eux et paralysent toute action qu'ils ne dirigent pas exclusivt- ment. Buenos-Ayres et le Paraguay offrent en ce moment lexemplede — 74 — ees deux intéréts en lutte. Or, c'est précisément ¿e deuble mo?ivement de la réaction indigéne combattant l'Europe et sa civilisation, de la suprématie riveraine enclavan! les autres intéréts territoriaux, que représente le systéme de Rosas. Les resultáis produits par ce systéme, depuis son application dans la Plata, démontrent les conséquences qu'entrainerait son triomphe. II suffit de les résumer. A l'intérieur, dix-huit ans de guerres civiles, de scandales, de haines, de proscriptions des classes élevées, d'abattement des classes labo- rieuses, d'exaltation des classes intimes avec leurs vices, d'anéantisse- ment de toute industrie, profanation de l'Église, avilissement de ses ministres, la terreur pour base de gouvernement, le poignard á la place des codes, dépopulation des villes et des campagnes, destruction matérielle du pays, violent retour á l'ignorance et á la barbarie, pas un seul instant de repos. A l'extérieur, guerre avec la Bolivie, la province de Corrientes, la Képublique-Orientale (plus de dix ans), le Paraguay, état d'hostihté permanent avec le Brésil, la France, l'Angleterre, complications sé- rieuses avec les intéréts de l'Europe entiére, fermeture du Paraná et de l'Uruguay, les marchés intérieurs enlevés an commerce du monde, pas un jour, un seul jour de paix. Tel est le résumé exact de l reuvre qui s'est consommée pendant dix-huit ans dans la Plata sous la protecüon de l'Europe! Tel est l'm- exorable bilan fourni par l'homme que des écrivains représentent encoré aujourd'hui comme le défenseur de l'ordre, le protecteur du commerce, de la paix et de la civilisation en Amérique! Est-il besoin d'expliquer á présent comment ce systéme se com- plete? Le plan fermement arrété par Bosas, et qu il poursuit de son invin- cible opiniátreté, se trouve accompli deja dans sa pensée. Le dictateur arévé des le principe de reconstruiré l'ancienne vice-royauté de Bue- nos-Ayres et de la confisquer á son profit, en ressuscitánt sur une vaste écuelle l'ceuvre de Francia, cest-á-dire en isolant le pays entier du commerce et des rapports internationaux, en soumettant les étrangers au régime local, en asservissant, en un mot, tous les intéréts de l'Eu- rope á son caprice. Les provinces argentines sont enchainées depuis longtemps dans une confédération fantastique; Corrientes et le Para- guay sont séquestrés; reste la Bépublique-Orientale ou plutót Monte- video, dont la chute doit achever de clore la Plata. La question actuelle ne saurait done étre circonscrite dans les faits subalternes sur lesquels reposait l'intervention franco-anglaise en 1845. Croire, d'un autre cóté, que la France pouvait s'abstenir des ¿vénaments, qui se seraient accomplis sans que la nécessité J'y appe-— 72 — lát, ou bien qu'un traite conclu entre Buenos-Ayres et Montevideo, sous la médiation des deux puissances, eút rétabli la paix dans la Plata, constitueraif une double et grave erreur. D'une part, les réclamations nouvelles á exercer contre Buenos-Ayres, par suile des faits récents, jointes a d'autres réclamations anciennes, dont il a été impossible jus- qu'iei d'oblenir jusliee (1), amenaient inévitablement la France á un débat sérieux avec Ro?as; d'une autre part, en adrnettant que le dicta- teur eút pour la premiere fois exécuté de boná fide un traité quelcon- qne, et que íes troupes argenlines eussent réellement evacué le terri- toire oriental, il est parfaitement certain qu'elles marchaient aussilót contre Corrientes, de la contre le Paraguay, puis en Bolivie, une autre fois contre Montevideo, eníin contre Je Brésil, dans l'hypothése oii eelui-ci eüt attendu jusipie-lá de prendre l'iniliative. Cet ordre d'évé- nements, rigoureux, nécessaire, ne saurait laisser subsister le moindre doule. Avant comme aprés, c'était toujours la guerre; un traite pou- vait tout au plus la déplacer un instant. II ne s'agit done, dans le débat actuel, nous le répétons, ni d'unitaires et de fédéraux, ni d'Oribe etde Rivera, ni de Montevideo et de Buenos-Ayres, etc.; tous ees faits secon- daires, qui prennent place tout au plus comme futurs contingents, s'effacent devant l'importance de la question et la grandeur des inté- réts qui s'y rattachent. Cette question se résume á présent dans les trois points suivants : La France et l'Angleterre toléreront-elles plus longtemps sur la rive droite de la Plata un gouvernement ouvertement dressé contre elles, dont les actes sont autant d'attentats au droit des nations, et le langage un appcl constant á la haine et aux passions violentes contre les étran- gers? Permettront-elles au chef de ce gouvernement de fermer á son gré, sous prétexte d'une confédération qui n'a jamáis existé, etqui, si elle existait, n'aurait, aux termes du droit public de l'Europe, aucun droit absolu ni apparence de droit, lui permettront-elles de fermer, au préju- dice de tous et sans avantage pour personne, le Paraná, le Paraguay, l'Uruguay, avec leurs nombreux affluents, et d'interdire ainsi au com- merce da monde plus de cinq cents lieues de cours d'eau et tous les marches intérieurs qui en dépendent? Laisseront-elles eníin un despote audacieux, qui n'a jamáis eu pour lui ni le droit ni la forcé, violer scandaleusement les traités, détruire la République-Orientale, s'ernparer de Corrientes et du Paraguay, s'é- tablir en maitre absolu sur les deux rives de la Plata et confisquer tout (I) Ces réclamations, énergiquement, inais toujours en vaiu poursuivies par M. lie Bourboulon, chargé d'affaires a Buenos-Ayres, s'élevaieut, avant l'intervention, á vingt-sept. Aujourd'hut nous cloutons qu'on puisse comptef les réclamations nouvelles. — 73 — ce magnifique bassin du versant oriental des Andes qui s'étend de 10- céan aux Cordiliéres, des frontiéres du Brésil á la Patagonie? La question de la Plata est cela, pas autre chose; et chercher á la voir antrement ou á s'en dissimuler la gravité, serait unefautede plus ájoindre aux fautes sans nombre du passé. Dans la siíualion actuelle, aprés dix ans de vaine diplomatie, sept ans de blocus ridicules et six missions récentes demeurées sans succés, malgré des concessions tou- jours plus excessives, il n'y a pas trois moyens, il n'en reste que.deux, de résoudre la question. Ou bien, les puissances mettrontfranchement au han des nations un gouvernement intrailable qui lasse, depuis dix- huit ans, la patience de l'Europe et de l'Amérique, et alors elles agiront au plus tót et sans ménagement; ou bien, elles abandonneront le dé- bat et, dans ce cas, elles doivent rappeler leurs agents diplomatiques, leurs consuls, leurs stations navales, devenus inútiles, et laisser les évé- nements s'accomplir, en déclarant á leurs nationaux qu'elles cessent de les protéger et qu'ils n'ont plus désormais á compter que sur eux- mémes. La question n'a pas d'autre issue; des transactions nouvelles seraient insensées; car il est indiscutable aujourd'hui que l'existence du gouvernement actuel de Buenos-Ayres et la paix de la Plata sont deux fails rigoureusement incompatibles. Un dernier point reste á examiner : la forcé matérielle de Bosas. Cette forcé, transformée en puissance redoutable, a la méme réalité que la confédération argentine. Pour quiconque a vu froidement les hommes et les choses dans la Plata, il est évident que Rosas n'y représente absolument que lui- méme. Bien que son systéme serve les instinets barbares et violents du parti indigéne rétrograde, ce parti n'est pas devenu le sien, et le dic- tateur est demeuré seul au milieu des ruines de son pays. Les ambi- tions personnelles et les intéréts de localité ne se sont point effacés; ils ^ubsistent préts á rentrer en lutte sur tous les points, des que le mo- ment sera venu. II n'y a pas une province qui n'attende la chute de 1 oppresseur comniun, pas un chef qui ne la désire. La terreur seule soutient cet édilice dont toutes les pierres tendent invinciblement á se séparer. Colosse pour les siens, aux yeux desquels l'Europe l'a grandi par ses égards inexplicables, mais colosse aux pieds d'argile, Bosas doit tomber á la premiere secousse; car sa forcé est dans son prestige, elle jour oü les puissances cesseraient de voir en lui un chef de gouverne- ment, ce prestige disparaitrait. La seule épithete de brigand, jetée du haut de la tribune francaise, l'a frappé plus violemment que le com- bat d'Obligado. Quelles sont d'ailleurs les ressources matérielles de Bosas? Lesmal- heureuses provinces argentines, aux trois quarts dépeuplées par bien- tót vingt ans de guerre et de proscriptions, se trouvent réduites á un tel— M — (Hat d'épuisement qu'eHes ne sauraient fournir un homme de plus. Une poignée de miserables compromis dans la cause du dictateur, et méca- nisme unique de son gouvernement dans sa capifale terriflée; quelques centaines de gauchos, conserves dans le snd de la province de Buenos- Ayres, c'est la tout ce qui constitue sa forcé et ses partisans; l'armée de la Bande-Orientale est toiite aux divers chefs qui la commandent, Oribe excepté. Ons'estplu quelquefoisa transformer Bosas en nouveau Jugurtha, prét á faire voler tous les sables du désert sous les pas belli- queux de ses cavaliers insaisissables! Ceci est la mise en scéne de la fantaslique confédération. Depuis longtemps, chez Bosas, le gaucho a disparu sous l'homme de cabinet. Déjácourbé par 1 age etlonrd dans ses mouvements, habitué á la vie sédentaire, concentré dans sa famille, véritable résurrection d'Atrides, dont l'histoire suspend la plume, pres- que toujours renfermé, pour obéir á cette surexcitation cérébrale qui le porte a continuer seul contre tous une hitte insensée et á frapper sans relache ses ennemis au moyen de décrets. de menaces, d'internii- nables articles dejournaux, Bosas ne saurait redevenir le terrible com- mandant de la campagne de 1830. Si, contre l'opinion genérale, ü essayait un retour vers ses exploits passés, les pampas le rejetteraient bientót vaincu et abandonné. Deux fois deja la présence senle de la ar conséquent, le signal de difficultés et de com- plications incessantes qui naitraieut bientót de partout. Knlin, quanl a la France, l'abandon de la population francaisede Montevideo constilue- rait un acte odieux et surtout im|)oliti(pie, dont l'bistoire demanderait compte á ses auteurs. Est-ce á diré pour cela que la ebute de Rosas doive rétablir aussilót l'ordre dans les États de la Plata et inaugurer pour eux une ére nouvelle de calme et de bonbeur? Non sans doute. Cette terre, sur laquelle l'Espagne n'avait setné alicun germe de liberté, et qui, aprés le premier vertige de la révolution, a traversé vingt années d'ugitalions cruelles, renferme encoré pour l'avenir de nómbrense* luttes en réserve. Mais de ees luttes mémes sortira le triompbe des idees inodernes, destinées á pacitier un jour le Nouveau-Monde et á décider l organisalion des sociétés sud-américaines. Ce sont ees luttes qui ap- pellent toute l'attention de l'Europe et qui doivent diriger désormais sa publique trausallantique. Un dernier mot. Les idées que nous avons émises sur la question de la Plata ne sont pas, nous le savons, les idées de tous; elles différent notamment de celles qui ont dominé jusqu'ici dans les conseils de l'Europe et dicté leurs résolutions; mais nous avons la contiance de nous élre fait í'or- gane de tous les bommes sérieux et éclaires qui ont vu le pays impar- tialeuient et saus se méler aux discordes qui l'agitent. Trop souvent, — 79 — en Amérique peut-étre plus qu'ailleurs, les esprits se laissentaisément gagner á l'intluence irrésistible des dissensions locales. C'est ce qui a Heu dans la Plata, dont les deux rives, soumises a cette influence, se dressent bostilement en face 1'une de l'aulre, avec leurs intéréts et leurs passions du moinent. De la cette divergence profonde qui sépare quelquefois des boimnes également bonorables, mais presque tou- jours encliaiués á des partía qui favorisent leur umbitiou ou servent leur fortune. Ainsi s'expli(juent également les longues erreurs de l'Eu- rope, qui, en présence de deux opinions contradictoires sur le dicla- teur de líuenos-Ayres, adoptait comme vraie celle qui atténuait les actos de son gouvernement, et repoussait au contraire comme injusto et passionnée la dénonciation de ees acles dont le récit lui semblad un déli pertnanent offert a sa crédulité. l)e tout temps il a été facile de dissimuler la vérité sous une modération factice. Jeté par les circonstances au inilieu des événements de la Plata, nous les avons suivis attentivement et sans partialiléj libre de toute préoccupatíoD lócale, comme de toute Bympathie personnelle, nous u avons écrít qu'au point de vue des intéréts de l'Europe et de l'Amé- hqoe, intéréts étroitemeid liés, quoi qu'on en dise. La presse et la tri- buno ont plusieurs Ibis retenti, sans les éclaircir,de débats assez tristes doid la Plata n'a été que trop l'éconde et (ju'il nous eñtété facile d'ex- pUquer; nous les avons laissés á l'écart. Les bommes d'bier sont tom- bos, nous ne les mettrons point en cause; nous ne les avons aecusés que derretir. Quant á Rosas, nous l'avons jugé a la lumiére des faits inexorables qui l'écrasent. On peut nier ees faits, on ne les effacera pas, car ils sontenipreints sur le sol, et partout l'aspect les raconte. Peut-étre cotaspect ne nous a-t-il pas toujours laissé froid? Nous ne eberche- rons point a nous en detendré. En voyant l'émigration francaise, na- guore ü riebe, si beureuse, si intéressante, aujourd'bui ruinée et dé- cimée dans Montevideo, la ville de Ruenos-Ayres courbée sous la ter- reur, et les populations fuyant partout devant le poignard; en errant dans ees vastes plaines sans babilants, dont aucune trace de civilisation n interrompt la solilude, sur ees grands tleuves sans navires, dont les rives désertes et silencieuses semblent ai)partenir á un autre áge; en contemplant enfin cette splendide nature américaine, partout si pro- digue de riebesses, lá sifalalement condauinée á se fermer au monde, nous nous sommes demandé s il élait possible que l'Europe assistát plus longtemps á un pared spectacle, et si elle comprenait bien 1 ceuvre qiñ s'accomplit sous ses yeux. Nous avoiis essayé de l'éclairer. París, aoüt 1848.I'. S. Des considératioBS que chacun appróciera nous ont empécbé, dans un t ravai I destiné á lu poblicité, d'aborder franchement la ques- lion des intóréts fraile áis de Montevideo. Ces intéréts, nialheureusement tro|» reveles par les débate parlcmentaircs, ont óveillé déjá l'attention jalouse de l'Angleterro, ct sont la principóle canse dn revirement desa poiitique en i8i6. Au point de vne commercial et maritinie, Montevideo valait mieux l>our la France <|ue tontos ses colonies enscmble, si onéreuses pendant la paix, si compromisos pendant la gnerre. Avant l'invasion actuelle de la Rópubliquo-Orientale, la population francaise s'y élevaitá vingt- cinq millo Ames, et le commorco trancáis s'y ótait accru, en dix ans, dn chiffre ónormo de trois cent soixante-qiinze pour cent! En sep- lembre 1842, l'on a vu dans le port de Montevideo jusqu'á ttC navires trancáis de liante mer, dont 21 sont partís chargós le memo jour; rafia, la ville scule consommail, entre autres produits trancáis, mille barri- óles de vin de Bordeaux par mois! Ces faits sont sans analogue nulle part. Si I on avait su maintenir la paix, ce qui ótait faeilo en appuyant la note du lGdécembre, l'État-Oriental, dont la population indigéne s'ólévc á peine á soixante-dix millo ames (quoique les géograpliies disent deiix cent mille), compterait aujourd'hui plus de quarante mille Fran- cais, et nous cbargerait 300 navires. Or, en suivant la progression logique, inevitable, des dioses, il est certain que, dans un avenir peu éloigné, cette république, qui commando toute la Plata, devait se trans- foriner ra torre trancáis»! ol donner bicntót a la France le conimerce entior du grand bassin central sud-américain.Cctte magnifiquecolonie, qui grandissait d'clle-méme sans engager la niótropole, qui l'enrichis- saitau lien de lui étro á cbarge, qui, enfin, lui destinait un jour, par l'ótonnant accroissemenl do sa navigation, des milliers de matelots et un immense commerce d'exportation, ótait, sans contredit, le point du globo le plus indiqué ¡i l'attention de la France. Une poiitique aveugle a pu seule móconnaüre la grandeur de paroils intóróts. Cependant la colonie do Montevideo, malgré tant de fautes inqualifiablcs, tient en- coró au sol par ses ruines; avec de Pénergie ot quelquc babileló, on peut la sauvor.