LE GÉNÉRAL DON JOSÉ DE SAN MARTIN.B0CLOGNK-8UB-MSR, IMMIMBKIE üK CHA1LK8 *W«, MJB OKS P1POT8, N" I» 1 JOlliMI L'IMPARTIAL DE BOULOGNESUR-MER, ni; s« ion iiuo. NÉGROLOGIE. DON JOSÉ DE SAN MARTIN. Le samedi 17 aoút 1830, a trois heures de I'apres- midi, est décédé dans notre ville, Grande Rué, n° I05, oü il demeurait depuis seize mois, et a l'áge de 72 ans 5 mois et 23 jours, l'un des héros de l'indépendance Américaine, le general Don José de San-Martín. José de San-Martin, dont le nom appartient désormais ¡» l'histoire, naquit le 25 février 1778, a Yapeyu, petite ville assise au confluent de la riviére Ybicuy avec l'Uru- guay, chef-lieu de la magnifique province des Missions, dépendant aujourd'hui de laConfédération Argentine, et '|ui confine au Paraguay.4 Son pére, le eolonel Don Juan do San-Martín, étail gouverneur de la province; sa mere, Dona Francisca de Matorros, née en Espagne, étail niece du gouverncm du Tucuman, Matorros, si connu par ses expéditions contre les Indiens. Fils d'un soldat, le jeune José de San-Martín fut nata- rellement destiné íi la carríére mili taire. Dana cette vue, des l'áge de huit ans il fut envoyé par sa famille au collége des nobles de Madrid, oü il fit le cours entier de ses études , et se distingua surtout par son aptitude pour les sciences mathómatiques. II sortit ollicier de cette école, et prit irnmédiatement place dans les ranga de I'armée espagnole. Sa bonne mine , sa parfaite distinction, ses connais- sances étendues et sa bravoure a toute épreuve, le firont bientot remarquer de ses chefs; et les principaux généraux que l'Espagne possédát dans les premieres années de ce siécle l'attacherent les uns apres les autres a leur per- sonne en qualité d'aide-de-camp. Lorsque éclata, en 1808, la guerre de l'indépendance espagnole, si látale ii la France, il servait a ce titre sous le malheureux Solano, marquis de Socorro, capitaine ge- neral de l'Andalousie et commandant en chef I'armée du sud de l'Espagne. On connait, surtout par le neuviéme volume de l'Histoire du Consulat et de I'Empire de M. Thiers , l'histoire du soulévement de Cadix , dont la populace, des le mois de mai 1808, voulait contraindre le général Solano d'abord a se prononcer contre la France, puis a attaquer dans les eaux méme de Cadix la flotte de l'amiral Hosily, qui y élait a l'ancre depuis trois années. Furieuse des hésitations rélléchies de So- lano, et excitée par les imprécations d'un moine chez lequel l'esprit de patriotismo touchait a la démence, la multitude so porta d'abord sur 1'hótel du gouverneur; ne |\ trouvant point, elle le poursuivit dans la maison d'un [rlandaia de ses amis oü il s'títait refugié, s'empara de sa personne, le traína mutilé et criblé de blessures le long des remparts oü il fut onfin renversé d'un coup mortel. « C'eat ainsi, dit M. Thiers, que le peuple espagnol pré- » parait sa résistance aux Francais, en égorgeant ses plus » ¡Ilustres et ses meilleurs généraux. » Témoin de ce crime, et aprés avoir fait de vains efforts |)our sauver son inforluné général, José de San-Martin n'óchappa lui-méme qu'a grand' peine au poignard dos assassins. Le souvenir de cette sanglante journée ne s'ef- faca jamáis de sa mémoire. II lui inspira cette horreur piofonde pour toutes les émeutes populaires , qui, s'al- liunt chez lui au cuite ardent de la liberté, devint le fond de son caractére poliliquo, lui dicta toutes ses paroles, et determina toutes ses íictions. Si dans le cours de sa longue et ¡Ilustre carríére, il ne lit jamáis la moindre concession de principes;—s il savait et disait avec plus de fermeté que personne que le gou- vernement de ce monde appartient a l'intelligence;—si, suivant lui, la liberté politique n'était possible , et la dignité humaine ne pouvait étre sauvegardée qu'a la con- dition du maintien inflexible de l'ordre, c'est aux vives impressions faites sur son ame jeune encoré par ce sou- lévement de Cadix, et par les crimes atroces qui le souil- li ient, qu'il faut surtout l'attribuer. Les cceurs fermement tiempés gardent éternellement, comme le bronze, Ies enipreintes qu'ils ont recues. Ces crimes eux mémes ne pouvaient cependant lui •aire oublier ce qu'il devait a la cause de son pays : il ne quitta dunc point le service ; et on le voit, au contraire , s'»us les généraux de la Humana , do Casianos , et sous6 le general emigré de Coupigny, prendre, de 1808 a 1811, la part la plus active a la guerre contre les Francais, et se distinguer par de nombreuses actions d'éclat. En juillet 1808 , a la journée de Baylen , suivíe d'une capitularon si funeste a notre armée, son nom est mis a l'ordre du jour, et ¡1 conquiert le grade de lieutenant-colonel;—a la bataille d'Albufera, le 15 mai 1811, il est nommé colo- nel sur le cbamp de bataille. Mais , jusque la, la vie de José de San-Martin se confond avec celle de tous les hommes de guerre de cette grande époque, qui, du cóté de la France comnie du cóté de ses ennemis , vit se déployer tant d'héroisme. Ce n'est qu'a partir de 1812 qu'il devient un personnage politique de la plus haute importance , et que son nom prend place dans le cbapítre des illustrations du siécle. Travaillées a la fois , dans un sens contraire, par les émissaires de l'Empereur et par ceux de I'Angleterre: les uns cherchant a les amener a reconnaitre le roi Jo- seph , les autres leur conseillant de profiter de l'opprej- sion méme de la mére-patrie pour conquerir leur indé- pendance, et, d'ailleurs, excitées depuis long-temps á prendre ce dernier parti par l'exemple heureux des Etats-Unis, les colonies Espagnoles de l'Amérique du sud, des l'année 1810, commencerent a s'insurger. Aux premieres nouvelles de cette insurrection qui par- vinrent en Europe, San-Martin tressaillant a ce cri de liberté jeté par son pays natal, et ne prévoyant pas encoré de quels tristes mécomptes, ou du moins de quel laborieux enfantement il serait suivi , se háta de quitter l'Espagne. A l'aide d'un passeport que lui fit obtenirl'un des chefs de l'année anglaise qui servait alors dans la Péninsule, Sir Charles Stuart, il re rendit a Londres mu* de lettres de recommandation pour le lord Mac-Duff, depuis comte de Fife, qui lui procura les moyens de passer a Buénos-Ayres. M. de San-Martin n'oublia jamáis ce ser- vice, et la plus étroite amitié a uni jusqu a la fin ees deux hommes diversement remarquables. San-Martin apportait a la confédération Argentino un secours inespéré et bien utile. II arrivait avec la double science de la guerre de partisans qu'il avait vu faire d'une maniere si terrible en Espagne, et de l'organi- salion des corps réguliers qu'il avait surprise dans ses luttes avec Ies troupes francaises, les plus braves et les mieux disciplinées de son temps. II comprit que le triomphe de sa patrie était au prix de l'emploi persistant et intelligent de ees deux moyens: celui des corps régu- liers etcelui desguérillas. Sans l'un on ne pouvait vain- cre, sans l'autre on ne pouvait conserver les fruits de la victoire; et il fallait impérieusement que les nouveaux États se missent en mesure d'opposer aux vieilles bandes espagnoles des troupes aussi obéissantes, aussi fermement unies qu'elles mémes , a peine de voir rendre inútiles et vains les plus éclatants succés. En conséquence , au Iieu de se jeter des son arrivée dans les aventures brillantes et chevaleresques de la guerre de partisan , oü il n'eut trouvé qu'une futile re- nommée pour lui-méme sans lui devoir le salut de son pays, San-Martin voua ses premieres années i» l'organi- sation des troupes Argentines. Mais , comment avec des (í'aitc/tos,c'est-a-dire avec des espéces de centaures demi- sauvages, habitúes a la vie errante des pampas améri- caines , indisciplinés , querelleurs , chez lesquels la pas- sion , l'intérét, la vengeance allument des ardeurs feroces, créer des régiments fidéles á leurs drapeaux et "béissants a la voix de leurs chefs "? Peu d'hommes étaientI capables d'une pareille táche ! II y fallait a la ibis la bonté du coeur qu¡ touche et assouplit les plus rudos natures, l'énergie qui dompte toutes Ies résislances, le courage personnel, téméraire, fascinateur, qui permet d'exiger des autres 1'impossible , parce qu'ils savent que celui qui le leur demande est prét a l'exécuter lui-méme. C'est a l'aide de ees qualités, qu'il possédait a un degré éminent, que San-Martin parvint a accomplir la diíficile táche qu'il s'était imposée. L'une de ses créations, celle d'un régiment de quinze cents gre- nadiers a cheval, est surtout deineurée célebre. De 1814 oü il livra son premier combat, á 1 826 oü il déposa les armes, ce régiment donna dix-neuf généraux et des cen- taines d'ofliciers a la guerre de l'indépendance, traversa plus de quatre millo lieuos de pays, prit part á cent combats, franchit les montagnes Ies plus élevées du globe , exécuta des marches forcées dignes de nos meil- leurs soldats:—quand il revint a Buénos-Ayres , il n'en restait plus que 126 hommes, dont les armes et le dra- peau furent déposés en trophée dans l'arsenal. Le reste avait péri victime de la guerre: mais jamáis la discipline ne s'y était un instant reláchée: l'esprit de son organisateur y resta présent jusqu'a la fin. Ce n'est qu'aprés avoir donné deux annóes entieres a cette création de l'armée Argentine que San-Martin , sur désormais de vaincre, consentit a prendre part a la guerre active. II débuta le 5 février 1813, a San-Lorenzo, par une victoire qui chassa définitivement les troupes espa- gnoles de la Confédération, et en assura l'indépendance. Nommé, en recompense de ees suecos , général en chef de l'armée Argentine, il ne tarda pas a se porter vers de plus hautes destinées. L'Amérique du Sud ne pouvait étre libre tant qu'une 9 seule de ses provinces serait dominée par l'Espagne; car il suftisait qu'elle y possédát un établissement et pút s'en faire un point d'appui, pour que la pensée Jui vínt de reconquérir les provinces perdues. Or l'Amérique voulait s'appartenir, et pour cela expulser do son territoire jusqu'au dernier soldat espagnol. Cette grande pensée saisit au mime instant deux hommes également capables de l'exécuter : San-Martin, lihórateur des provinces argentines,au sud de I'Amérique- Méridionale,—Bolívar, dont les armes heureuses venaient alaméme époque d'aífranchir, en partie, la Colombie, au nord du méme continent. II fallait, pour que l'Amérique füt libre, que ees deux hommes, partanl en méme temps des deux extrémités opposées de ce vaste territoire, con- quissent les unes apros les autres toutes les provinces ¡n- termédiaires oü l'Espagne tenait encoré; le Chili, le Haut- Pérou , le Pérou inférieur et ses dépendances. C'est ce qu'ils accomplirent avec des fortunes diverses , et des pensées secretes bien différentes ; mais tous deux avec une résolution égale, un esprit de suite peu com- mun, un bonheur vraiment inoui. Sur l'ordre du congrés de la confédération Argentine, San-Martin commenca ses opérations par l'invasion du Chili. Le Chili est une vaste province maritime, qui ouvre sur le Grand-Océan Austral les ports de Coquimbo et de Valparaíso ; mais que la chaíne entiére des Andes, c'est a diré des montagnes stériles, des précipices aífreux, des neiges éternelles, sépare du reste du continent amé- ricain. C'est cette chatne qu'il fallait franchir par trois ou quatre sentiers qui sont les seules traces qu'ait jamáis puyimprimer la puissancedel'homme.Sansse laisser ef- frayer par ees obstarlos invincibles, San-Martin réunítaux piods des Andes l'armée qu'il avait créée dans la Plata, etK) renouvelant alors les miracles d'audace qui ont ¡Ilustré Annibal franchissant les Alpes pour attaquer les Ro- mains, et Bonaparte pénétrant en Italie par le Saint- Berna rd , íl lanca ses troupes íidéles et aguerries a travers ce dédale de montagnes granitiques, de glaciers éblouissants et de torrents impétueux; leur faisant trainer un matériel considerable: et apres 25 jours de cette marche de géant, déboucha tout a coup, a la grande surprise des Espagnols qui se croyaient en sú- reté derriere ees imprenables remparts, dans Ies vallées du Chili oü il les défit le 12 février 1817, a la bataille de Chacabuco, elle 5 avril 1818 a celle de Maypo.—Ces deux combats sont restes célebres en Amérique, par le counige des troupes engagées, par l'habileté et la valeur person- nelle du general qui les commandait. Apres la victoire de Chacabuco, San-Martin, que ses soldats avaient relevé du champ de bataille, épuisé et presque mort de fatigue, avait couru droit sur San-Yago, la capitale du Chili, s'en était emparé, et avait proclamé l'indépendance. Nommé Dirccteur supréme par le Congrés de la nouvelle répu- blique, il avait refusé cet honneur, prétendant, a bon droit, qu'un chef militaire se doit tout entier a la guerre et n'est pas fait pour gouverner. II marcha done a de nouveaux succes, et par sa seconde victoire de Maypo qui lui valut le surnom de Héros de Maypo, il acheva la délivrance du Chili. Circonstance qui n'est pas sans intérét pour nous !— Dans cette brave armée servaient en qualité de volon- taires , les deux fds du célebre Amiral tíruix. L'un d eux fut tué dans l'un des premiers combats qui se livrérent sur le versant des Andes ; l'autre, apres avoir pris, le 2i ir.ai 1822 , une part brillante a la bataille de Pinchincha qui aJfranch.it définitivement la Colombio, et dans la- \ I «uelle les grenadiers de San-Martin , commandés par le Colonel J,avalle , se couvrirent de gloire, périt par acci- dent ii Lima. En eux s'éteignit l'un des beaux noms de nutre histoire moderne. Mais les temps d'insurrection ne laissent gueres de ropos a ceux qui les ménent. Le Chili , ii peine arrivé a I'existence politique comme province indépendante, son- gea a délivrer le Pérou qui le confine, et ce fut le général San-Martin qui, avec ses vieilles bandes éprouvées, fut encoré chargé de cette tache. Embarqué dans Ies pre- miéis jours de 1820 a Valparaíso, avec son armée, sur une escadre commandée par le célebre Cocrhane, il prit pied bientót apres sur les cótes du Pérou, et des ses premiers pas s'empara de tout le pays jusqu'a Lima , sa capitale. Son arrivée sous les murs de cette ville , siége des vice- rois du Pérou dont I'existence avait toutl'éclat et lefaste déla royauté, devint le signal d'une étrange agitation. Tres convaincu que toute résistance de sa part était inutile, le vice-roi se háta de se retirer avec la garnison, laissant cette grande cité h la merci de la populace et des esclaves que les classes élevées se représentérent a l'ins- tant comme préts a se révolter, et a venger par tous les crimes et par le pillagc plusieurs siécles de misére et d'oppression. Alors on vil le singulier spectacle de députations de la municipalité, du clergé, de femmes raéme, les plus belles et les plus riches de la ville, se rendre au camp du général San-Martin, et le supplier d'entrer en toute háte dans leur ville, que terrifiait l'idée d'une insurrection sanglante, — et du général refusant obstinément de se rendre a ce va-u:—mettant toutefois son avant-garde á la disposition12 des autorités pour mainlenir l'ordre; — mais déclarant qu'il n'entrerait de sa personne dans la ville , et n'y organiserait un gouvernement nouveau, qu'alors que la population s'en seraitrendue digne, non pas en subissant, comme elle semblait trop disposée a le faire, lejougd'un vainqueur, mais en se prononcant pour l'indépendance. « Depuis plusieurs années , disait-il aux députations, je » combats lesEspagnols, mais je ne suis armé que pour la » cause de l'indépendance. Mon seul désir est que cette » contrée soit gouvernée par ses propres lois et qu'elle ne » subisse plus d'influence étrangére. Quant au systeme » politique que l'on adoplera, je n'ai pas le droit de m'en » méler; mon intention est de mettre le peuple a méme » de proclamer la liberté qui lui conviendra. Cela fait, je » regarderai ma mission comme accomplie et je me re- » tirerai. » II fut inflexible; il résista méme aux mur- mures de son armée fatiguée; et ce ne fut que lorsque la population de Lima, domptée par cette fermeté méme et rougissant de sa lácheté, eut enfin pris partí pour la liberté, qu'alors le general consentit a entrer dans ses murs. Conduite tres-noble en son principe, mais trop systématique pour des temps de révolution oü ce sont les résultats qui importent, et qui a exposé San-Mart¡n a beaucoup de calomnies. Quoi qu'il en soit, entré a Lima le 9 juillet 1821, San- Martin y proclama le 28 l'indépendance, recut le titre de Protecteur de la nouvelle république, et pendant une année se dévoua tout entier aux soins de son gou- vernement. Les mesures qu'il prit sont toutes empreintes d'un grand caractére de liberalismo. Ainsi, le 12 aoüt 1821 , il decreta la liberté des cnfants d'esclaves nés depuis la 13 déclaration de l'indépendance et qui naitraient parla suitc. Le 27 il abolit la mita, ser\icepersomiel auquel les Espa- gnols avaient assujetti les malheureux Péruviens apres la conquéte de leur pays, et dont ni trois siécles de pos- session, ni les progres de la civilisation n'avaient pu adou- cir la dureté. Ces mesures, dont les conséquences bien- faisantes subsislont toutes encoré, ont rendu bien cher a cette partie de l'Amérique le nom de San-Martin. Mais la république proclamée, la capitale occupée, les deux Pérou n'étaient pas libres pour cela. Les Es- pagnols qui , surpris d'abord, avaient abandonné Lima , étaient revenus du sud avec des forces considérables de beaucoup supérieures a celles de San-Martin. Leur I¡- vrer bataille avec son armée trop faible en hommes et en munitions ; les vaincre en dépit de ces désíivantages , c'eut été un triomphe bien flatteur pour l'amour-propre de San-Martin, et son grand cosur y inclinait; mais c'eut été livrer la jeune république aux chances d'une seule bataille; il préféra en étre le Fabius. II refint done ses troupes autour de Lima, et par des manoeuvres savantes, par des engagements de détail toujours heureux , il har- cela , iatigua , démoralrsa l'ennemi qui finit par renoncer a cette lutte , et s'éloigna de la capitale pour se retirer dans les provinces , et y attendre l'occasion de se mesurer avec un adversaire moins vigilant et moins ferme que ne l'était San-Martin. Mais de ces positions elles-mémes, Ies Espagnols étaient encoré dangereux. Tout gouvernement libre est diflicile k fonder : il l'est surtout en présence d'une ar- mée ennemie qui d'un jour a l'autre peut reparaítre ; car le besoin de la défense du pays absorbe alors toute l'acti- vité de ceux qui gouvernent , et ne leur permet aucune penséc d'avenir.11 Tant que les Espagnols seraient maitres de quelques provinces, San-Martin avait tout a craindre. Comment Ies en chasser avec des forces insuflisantes ? Comment surtout quitter la capitale en y laissant une immensepo- pulation esclave ou pauvre que les idees nouvelles avaient rendue tres difficile a gouverner , et qui, d'une heure a l'autre, pouvait sejeter dans la révolte et le désordre ? C'était faire courir trop de chances a la cause de la liberté! Le pays, d'autre part, n'offrait aucunes ressources militai- res;—le Chili avait livré toutes les siennes; —Buénos-Ayres en avait faitautant, et neuf années de guerre sans tréve avaient de beaucoup réduit ses forces. Dans cette extré- mité , San-Martin tourna ses regards vers Bolívar qui arrivait, lui, du Nord, avec une armée victorieuse , etqui deja maitre de Guayaquil, partie de l'ancienne vice-royauté du Pérou, l'avait témérairement annexé á ses conquétes. Que voulait cet homme? Quels étaient ses desseins secrets ? Quel but entrevu et ardemment poursuivi lui inspirait cette hardiesse de traiter en conquérant une province Américaine, sans respect pour les traditions historiques ? Etait-ce convoitise personnelle, oü s'ar- réterail-elle'? Visait-il a l'empire? Voulait-il faire de l'Amérique du sud un vaste royaume et se décerner la couronne? Nul ne le savait; nul ne le sait authentique- ment encoré; car la tombe s'est fermée avant l'heure sur les desseins de Bolívar, et garde les secrets de celte ámc ambitieuse. San-Martin, inquiet sur ses vues, se determina a étu- dier par lui méme cet homme célebre qu'il n'avait ja- máis vu. II quitta done Lima aprés avoir remis le pou- voir a un président intérimaire, et se rendit de sa per- sonne á Guayaquil oü se trouvait Bolívar. L'entrevue de ees deux hommes eut líeu le 22 juillet 1822: elle 15 fut solennelle. De la part de San-Martin le langage fut empreint de beaucoup de patríotisme et d'abnéga- tion. Quoique plus ágé de cinq ans que son rival de gloire, il lui offrit son armée, il lui promit de combatiré sous ses ordres, il le conjura de se porter ensemble sur le Pérou, et d'y finir la guerre avec éclat, pour assurer aux malheureuses populations de ees contrées le repos dont elles avaient tant besoin. Sous de vainsprétextes, Bolívar refusa. Sa penséen'est pas, ce semble, diiücile á pénétrer : il voulait annexer a la Colombie le Pérou , comme il y avait annexé le ter- ritoire de Guayaquil. Pour cela, il fallait en achever scul la conquéle. Accepter l'aide de San-Martin, c'était fortí- fier un adversaire de ses vues ambitieuses. Bolívar sacri- fia done sans hésiter son devoir a ses intéréts. San-Martin, désespéré de n'avoir pu amener cet homme remarquable a tant de titres d'ailleurs, a des sentíments plus élevés, revint a Lima le 22 aoüt, y apaisa une révolte amenée par quelques mesures impopulaires du ministre Monteagudo, convoqua le congrés, et aprés avoir fait élire un président, se démit du pouvoir le22 septembre, pour rentrer dans la vie privée, qu'il ne devait plus ahandonner; en confiant au général Arenales le comman- dement des forces Argentines. De Lima méme, et sous la date du 29 aoüt, il avait an- noncé a Bolívar ses desseins dans une lettre restée se- crete jusque dans ees derniéres années, et qui est comme un testament politique par lequel, a dit un écrivain éminent , « il léguait avec un désintéressement vraiment » antique, la gloire et le pouvoir a un rival, en prenant » touteá les précautions pour que cet héritier püt tirer le » plus grand partí de son legs.»— « J'ai convoqué, lui di- ' sait-il, pour le 20 septembre, le premier congrés duPé-16 » rou ; le lendemain deson installation, je m'einbarquerai » pour le Chili,certain que niaprésence estle seul obsta- » c/equi vous empéche de venir auPérou avec l'arméeque » vous commandez...... Je ne doute pas qu'aprés mon » départ le gouvernement qui s'établira ne reclame votre » active coopération, et je pense que vous ne refuserez » pas de vous rendre a une aussi juste demande. » Et il tint parole! Aprés avoir recu a sa résidence de Magdalena une députation du congrés qui lui décernait lenom de Fondateur de la Liberté du Pe'rou,et lui con- férait lacharge de ge'ne'ralissime de ses arme'es, accepté le titre mais refusé la fonction, il s'embarqua a Callao pour le Cliili. Bolívar, appelé aprés sa retraite, réunit a son arméc celle que San-Martin avait formée avec tant de peine, et gagna a son aide, en personne, la bataille de Junin (1824). Cette méme armée, sous les ordres du general Sucre, remporta l'année suivante la célebre bataille d'Ayacucho, k la suite de laquelle les généraux Espa- gnols qui , depuis douze ans, disputaient pied a pied l'Amérique aux insurges , sollicitérent une suspensión d'armes, puis abandonnérent pour toujours l'Amérique. En quittant le pouvoir, San-Martin adressaaux Péru- viens la proclamalion suivante, laquelle prouve que le désir d'éviter une lutte impie avec Bolívar ne fut pas la seule cause de sa retraite, et que cet homme si ferme dans le combat avait l'áme trop accessible aux douleurs morales qui naissent de l'injustice et de la calomnie. PÉB.UVIENS, ■ J'ai proclamé l'indépendance du Cbili et <)u Pérou ; j'»¡ « dans mes main* l'étendarl que Pizarre apporta pour asservir « l'empire des Incas, et j'ai cessé d'étre un homme public: 17 . c'ett ainsi que sont payées avec usure dix annérs que j'ai a pafsé' s au milieu de la révolution et de la guerre. u J'ai rempli mes cngngements envers les peuplrs cliez ■ qui j'ai porté mes armes Je leur ai donné l'indépendance, • et je leur Iaisse le cboix de leur mode de gouvernement. « La présence d'un soldat heureux, quoique désintéressé, • a des dangers pour les Etati nouvellement constitués ; • d'un autre cóté, je suis fatigué d'entendre diré quej'aspire ■ a mettre la couronne sur mi téte. Je serai toujours prét « á me sacrifier pour la liberté du pays, mais comme homme « privé seulement. u Qnant á roa conduite politique , mes compntriotrs la « jugeront diversement; j'en appelle a l'opinion de lours « descendants ! Péruvipns, jo vous laUse la représenlation » nationale que vous avez établie : si vous lui donnez votre » confiance entiére, vous étes assurés du triomphe; sin'>n, - l'anarchie vous engloutira. « Que Dieu vous fasse réussir dnns toutes vos entreprisef, et - qu'il vous éléve au plus haut degié de paix et de piospérité \- LesPéruviens ne suivirent pas ees sages conseils I Une scission violente éclata, des 1826, entre le Ilaut-Pérou qui prit le nom de Bolivia, et le Bas-Pérou ; et depuis lors l'anarcbie n'a presque pas cessé de désoler les deux ívpuüliques. Voici en quels termes un Américain, écrivain de grand mériíe, M. Domingo F. Sahmiento a jugó cette retraite du général San-Martin : "San Martin abdiquait dan9 la forre de l'áge et renonfití» l'avenir, quand il n'm était encoré qu'ü la moitié d'une cenvre si licureusement et si glorieusement c-nmmencée. Mettre dtl 'írrain sur lequcl devait se décider la guerre de l'in lépfiidance, 'I ¡aisait taire tout ce que le coeur humuin pent avoir de nobl'1- •nent egoísta pour ceder a une antre gloire certaine, pour '¡uitter les aiTaires publiques, pour livrcr a un rival une armée18 qu'il avait reciutée lui-méme, qu'il avait commandée ilix ant, á qu¡ il avait enseigné la victoire ; et, victime v»Iontairp, il al la i t vivre obscur chez un peuple qui ne le counaissait pas et courir tous les hasards d'une position mediocre sur un sil étranger. Cet acte d'abdication libre et préméditée est la derniére manifestation des vertus antiques qui brillérent ü l'aurore de la révolution de l'indépendance Américaine. De ce jour dat< nt les discorde», les révoltes, et toutes les immoralitcs qu: l'ontdepuis caractérisée. » C'est ainsi, du reste, que cette retraite a ¿té jugée en Amérique par les hommes les plus intelligents. On en tint compte a M. de San-Martin comme d'un grand sa- crifice fait a son pays. Le congres du Pérou qui l'en avait indemnisé par les ti tres qu'il lui avait décernés, ajouta encoré a ses manifestations de gratitude en lui faisant don du célebre étendard de Pizarre, que l'on dé- tacha de la voüte de la cathédrale de Lima pour le re- mettre en ses nobles mains, et en lui assurant une pensión viagére de 20,000 dollars. Le Chili ne se montra pas moins reconnaissant de ses services , et placa son nom en téte de la liste de l'armée. Enfin , la législature de Buénos-Ayres, sa provinre natale, en lui maintenant le titre de Brigadier general de ses armées, decida que chaqué année ses services seraient solennellement rappelés a l'ouverture du congrés. Cette mention annuelle n'a pas cessé de se faire en ees termes dans le message raéme du gouvernement Argentin : Le general Don José de San-Martin, d'un renom immortel dans l'hisloire Américaine, mérite kautement l'estime la plus distinguée du gou- vernement de la république et de iAmérique. De retour ii Buénos-Ayres , San-Martin eut bieiiM I'.) apivs la douleur de perdre sa f'ennne Dona Remedios Escalada de la Quintana, niece du general Don Hilarión de la Quintana. Cette infortune ne fit que le fortifier dans sa résolution de renoncer a la vie politique. Convaincu que sa présence en Amérique ne pourrait qu'ajouter aux éléments de discorde intérieure qu'il voyait fermenter autour de lui, et ne voulant se mettre au service d'au- run parti , il eut le courage de se condamner \\ un os- tracisme éternel , et quitta pour toujours l'Amérique a la fin de 1823. 11 se rendit d'abord en Angleterre oü il vécut quel- que temps dans la sociélé du comte de Fife son ami, avec lequel il parcourut toute l'Ecosse ; puis visita 1*1- talie etplusieurs autres contrées de l'Europe, et se retira enfin a Bruxelles oü il s'occupa exclusivement de l'édu- cation de sa filie unique. Un instant, cependant, ¡1 voulut renoncer a cet exil vo- lontaire que, par un sentiment exalté de patriotismo , il s'etait imposé. En 1828, les provinces unies de la Plata, tranquilles depuis quelques années, paraissaient consti- tuyes définitivement. L'amour du pays natal le repritavec vivacité, et il s'embarqua a Falmoutb le 21 novembre pour retourner dans sa patrie. Mais les flots ne sontpas plus changeantsque ne l'étaient les destinées de ees républiques a gouvernements éphéme- res! Quand il arriva dans les eaux de Buénos-Ayres, ¡I trouva la güerre civile rallumée et plus ardente que jamáis. Ne voulant pas y prendre part, ne pouvant pas la dominer, n'ayant pas le triste courage d'en rester le spectateur, il resista aux sollicitations de ses amis et de ses partisans, refusa de débarquer, et, reprenant a l'instant Iechemin de l'Europe, il revint a sa modeste résidence de Bruxelles. Quand la révolution de juillet eut substitué au gou-20 vernement des Bourbons do la branche alnée qu'il n'ai- mait pas, une royauté plus sympathique aux libertos des peuples, il se decida a venir habiter Paris oü l'appelaii en vain depuis long-temps son ami intime et son aneien compagnon d'annes , le célebre banquier Aguado, mar- quis de Las-Marismas , dont il fut plus tard l'exécuteur testamentaire, et qui lui confia la tutelle de ses enfants. Pour se rapprocher de lui plus encoré , ¡1 acheta á Evry-sur-Seine une maison de campagne, nommée lo (¿rand-Bourg , voisine de l'hal)itation du Petit-Bourg, que M. Aguado avait rendue si magnifique, et passa dans cette retraite toute celte période de prospérité et de calme que notreFrancea traversée de 1830 a 1848. Mais alors la révolution de Février, les scenes deplora- bles qui l'accompagnerent, le sac des Tuileries, du Palais- Royal et de Neuilly, l'incendie du chateau de M. de Rols- child , les attaques contre les chemins de fer, toutes ees tristes explosions de passions hideuses; et, par-dessus tout, l'incroyable faiblesse de cette bourgeoisie parisienne voulant une reforme etse laissant imposer larépublique par une poignée de factieux , tout ce spectacle navra de nouveau son ame. II fit revivre en lui lesamers souvenirs des scenes de désordre auxquelles l'avait tant de fois ex- posé sa vie aventureuse, et il quitta pour n'y plus rentrei unerésidence qu'il avait embellieet dans laquelle il avait recu les hommagos empressés de tous les Américains de distinction qui avaient visité l'Europe. Songeant a se retirer en Angleterre, il vint a Boulogne : notre ville lui plut, il s'y fixa ; mais y vécut dans une re- traite absolue , au sein d'une famille fiero de lui et don! il était adoré. II y est mort plein de jours, a la suite de longues SOOi- frances occasionnées panino hypertrophie du coeur, saos 21 que la formeté de son caractére, el la haufour do sa rai- son aient llóclii un soul instant. M. de San-Martín était un boau vioillard, d'une haute staturoqueni l'áge, ni les fatigues, ni les douleurs phy- siques n'avaient pu courber. Sos traits étaient expres- sifs et sympathiques ; son regard pénétrant et vif; ses manieres remplies d'aflabilité ; son instruction de3 plus ótendues ; il savait etparlait avec uneégale facilité lo francais , Tangíais et l'italien , et avait lu tout ce qu'on peut Iire. Sa conversation aisément enjouée était Pane des plus attrayantes que l'on püt écouter. Sa bienfaisance était sans bornes. II avait pour l'ouvrier une véritablo sympathie ; mais il le voulait laborieux et sobre ¡ et jamáis homme n'a fait moins que lui de concossion a cette po- pularité méprisable qui se fait le flatteur des vices dos peuples. II disait a tous et sur tout la vérité ! Son expérience des dioses et des bommes donnait ii ses jugements une grande autorité. Elle lui avait appris la tolérance. Partisan exalté de I'indépendance des nations, sur les formes proprement dites de gouvernement il n'avait au- cune idée systématique. II recommandait sans cesse, au eontraire, le respect des traditions et des mceurs, et ne eoncevait rien de plus coupable que ees impatiences do leformateurs qui, sous prétoxte de corriger les abus, l'ouleversent en un jour l'Etat politique et religieux de leur pays : « Tout progros, disait-il, est lo fils du temps. » A l'égard de la France, qu'il aimait beaucoup, il n'Jié- "Wtpaa. La monarchie représentative déle'yuée par la nation était a sesyeux leseul gouvernement qui lui oon- at- 11 »e la voulait pas relevant du droit divin, parce ?8«a« ontendue elle conduit íof/iquement á l'absolu- lUm Unoseconsolapoint do la chute do rollo de juillet.£2 Dans ees demiers tcmps, ii l'occasion des ariaires de la Plata, notre Gouvernement s'appuya de son avis pour eonseiller la prudence et la modération dans nos rapports avec Buénos-Ayres; et une Iettre de luí, lúe á la tribuno par notre Ministre des affaires étrangeres, contribua beaucoup a apaiser dans 1'Assemblée nationale des ar- deurs belliqueuses que le succes n'eút couronnées qu'au prix de sacritices que nous ne devons pas taire pour une aussi faible cause que celle qui se débat dans les eaux de la Plata. M. de San-Martin ne laisse aucun héritier de son nom. Sa fdle unique, l'une des femmes Ies plus accomplies de la société américaine, a épousé M. Mariano Balcarce, fils de l'un des présidents de la république Argentino, et en ce raoment chargé en France des afl'aires de son pays; mais cette alliance ne le separa pas de sa fdle qu'il aimait de cette ardente affection que connaissent seuls Ies cceurs énergiques. II est mort dans ses bras ! Suivant ses intentions, ses restes mortels seront trans- portes en Amérique pour reposer auprés de ceux de sa íemme. Embaumés et places dans un quadruple cercueil, deux de plomb, un de sapin , un de chéne, ils ont été, de l'autorisation du niaire de la ville, et, gráees a la pieuse obligeance de M. l'abbé Haffreingue, provisoire- mentdéposés dans l'une des chapelles souterraines de IV- glise deNotre-Dame. Ils y resteront jusqu'au momentde leur translation a Buénos-Ayres, oü les attendent les hom- mages dus au rang qu'il a oceupé , et aux services émi- nents qu'il a rendus. Son inconsolable fdle a fait remettre quatre cents ftttMJ a notre bureau de bienfaisance : c'est la moindre partí»' de ses charités. 23 Moins eonnu en Europe que Bolívar , parce qu'il re- chercha moins que lui les éloges de ses contemporains, San-Martin est aux yeux des Américains son égal comme bótame deguerre, son supérieur comme génie politique, ctsurtout comme citoyen. Dans l'bistoire de l'Indépen- dance Américaine, qui n'est pas écrite encoré, au moins pour la France, il représente le talent d'organisation , la droiture des vues , le désintéressement , l'intelligence complete des conditions sous lesquelles les nou- velles républiques pouvaíent et devaient vivre. A chaqué année qui s'écoule, a chaqué perturbation qu'elle éprouve, l'Amérique se rapproche davantage decesidées qui étaient le fond de sa politique:—La liberté est le plus précieux des biens, mais il ne faut pas la prodiguer aux peuples neufs.—La liberté doit étre en rapport avec la civilisation.—Ne l'égale-t-elle point? c'est l'esclavage.— La dépasse-t-elle ? c'est l'anarchie.—Máximes fécondes que notre pauvre France doit aujourd'hui sérieusement méditer; car c'est parce qu'elle les a méconnues que l'ére de ses révolutions est toujours ouverte, A. GÉRARD.. Buulogno-sur-mcr, le 21 aoúl 1850.